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Contre le socialisme : le réformisme

vendredi 29 octobre 2010, par Jean-Pierre Combe

- La République, c’est le gouvernement de la nation par le peuple qui la constitue.
- Ce concept populaire est né des Lumières philosophiques longuement mûries dans les discussions populaires des dix-septième et dix-huitième siècle ; il a pris corps et réalité à partir de la prise de la Bastille, et surtout par l’intervention populaire qui, pendant les deux premières années de la République, (de l’automne de 1792 à l’été de 1794), a sauvé la Révolution de l’intervention étrangère.



A-La République sincère et véritable n’est pas bourgeoise

- La République, c’est le régime de gouvernement que les Amis de l’Egalité, dont Gracchus Babeuf était membre actif, revendiquaient contre les poutchistes bourgeois auteurs du coup d’Etat du neuf thermidor an deux de la République (27 juillet 1794), et contre leurs serviteurs.
- La première République n’a jamais été mise en vigueur ; la seconde a été abattue sitôt proclamée ; sauf au cours des trois éclipses très partielles de 1871, de 1936 et de 1944-47, la bourgeoisie s’est toujours cyniquement servi de nos troisième, quatrième et cinquième « Républiques » pour exercer sa dictature ; les grands bourgeois qui nous gouvernent n’emploient le nom de « république » que par hypocrisie, pour masquer, pour déguiser l’Etat bourgeois : observez simplement qui, des membres du peuple qui ne peuvent vivre qu’en vendant leur force de travail, ou des propriétaires de moyens de produire et d’échanger, voit son existence protégée et ses intérêts servis par nos administrations, et qui a les moyens d’intervenir réellement dans la formation des lois et règlements !
- Or, depuis le début du vingtième siècle, le PS-SFIO joue un grand rôle pour contribuer au fonctionnement de l’Etat bourgeois et pour maintenir son déguisement hypocrite : en 1936, en 1945, en 1981, il avait l’occasion de rompre avec le capitalisme, mais il ne l’a pas fait ; au contraire, la direction du PS a refusé de s’en prendre à la propriété capitaliste et au prélèvement capitaliste du profit !

B-Le réformisme protège la propriété capitaliste

- Nous avons cette expérience depuis le milieu du dix-neuvième siècle : lorsque monte le mouvement révolutionnaire, tous les efforts du réformisme tendent à préserver la propriété privée des moyens de produire et d’échanger, à préserver l’appropriation privée du profit, qui est une part de la plus-value incorporée par le travail dans les marchandises : celle que les propriétaires des moyens de produire et d’échanger se réservent, qu’ils s’efforcent de rendre la plus grosse possible en diminuant autant qu’ils le peuvent l’autre part, le salaire de ceux qui ont fait le travail.
- La ligne du PS est réformiste : il n’accepte de chercher la satisfaction des revendications populaires que dans le respect, pour lui prioritaire, de la propriété privée des capitaux et du prélèvement privatif du profit ; très logiquement, il maintient et perfectionne l’état bourgeois, en même temps qu’il veille à restreindre la République de telle manière qu’elle ne soit plus qu’une convention de pure forme : l’histoire du vingtième siècle français n’est pas avare d’évènements au cours desquels des gouvernements réformistes ont fait usage des armes pour réprimer les mouvements populaires les mieux fondés dans la légitimité de la République, notamment ceux de 1947, qui ont vu un ministre membre du PS-SFIO engager l’armée contre des ouvriers qui défendaient en l’euvre des gouvernements de la Libération.
- en vérité, nous pouvons dire que l’opposition au communisme, le barrage opposé à toute évolution susceptible d’ouvrir à notre société la voie vers des transformations socialistes, vers la révolution, est une disposition statutaire du réformisme et de toutes les formations politiques qui s’y rattachent.
- L’exemple des années qui ont suivi 1981 est très clair : 1981, ce fut un profond mouvement populaire qui a porté François Mitterrand à la présidence de la République, puis donné aux partis signataires du programme commun la majorité absolue à l’Assemblée nationale.
- Ce profond mouvement populaire exprimait la conscience qu’avaient alors les membres du peuple français de la force que leur donnerait une unité solide pour transformer la société française en étendant la démocratie à de nouveaux et larges secteurs de l’économie, c’est-à-dire en donnant aux nationalisations opérées lors de la Libération de notre territoire un ample et décisif prolongement.
- Ce mouvement a commencé par la campagne que fit le parti communiste français pour diffuser et faire connaître sa proposition de programme commun pour un gouvernement de gauche, éditée sous le titre Changer de cap ; affrontant les immenses difficultés dans lesquelles le fonctionnement régulier de l’économie capitaliste plongeait notre peuple, cette campagne a causé la formation du mouvement populaire qui a conduit, qui a obligé le PS à discuter d’un programme avec le PCF, puis à le signer.
- Les membres du peuple français en avaient conçu un espoir tel qu’une fois le programme commun signé, le mouvement populaire continuait à croître malgré les cahots imposés aux relations PS-PCF par le chef du PS, François Mitterrand : les militants communistes restaient attachés à diffuser le programme commun, c’est ce qui a fait de François Mitterrand un président de la République.
- Au fond, les membres du peuple français pensaient que le nouveau gouvernement rendrait au peuple la parole confisquée depuis 1947, que cette parole rendue engagerait notre société dans une direction moins contraire aux besoins populaires de vivre ; ceux qu’influençait le parti communiste espéraient encore que cela conduirait à exproprier quelques-uns des plus grands capitalistes...
- La désillusion vint beaucoup plus vite qu’en 1936 : dans l’éducation nationale, les inspecteurs généraux tant administratifs que pédagogiques faisaient le tour des établissements, dès le mois d’octobre 1981, pour annoncer que rien ne serait changé, que la sélection allait rester la mission prioritaire de nos écoles, collèges et lycées, au détriment de l’instruction des enfants ; dans l’armée française, sa moitié professionnelle continuait son action néo-colonialiste en Afrique, élaborant déjà l’illusion humanitaire, prémisse du sinistre « devoir d’intervention » kouchnérien, et préparant sa professionnalisation totale ; dans les entreprises de toutes catégories, on agitait le prétexte de donner aux ministres « de gauche » le temps de prendre la mesure de leur nouvelle tâche, aux fins de freiner la montée des luttes : c’est ainsi que la disponibilité de lutte des travailleurs, quoique bien fondée dans leur besoin de vivre dignement, fut déçue pour longtemps.
- Le temps, les chefs réformistes l’ont eu : aujourd’hui, les profits versés aux plus gros propriétaires de capitaux atteignent des sommets, le chômage fait de même, les immigrés sont privés de leurs droits d’êtres humains, les rémunérations des travailleurs de toutes catégories ne suffisent pas à couvrir leurs besoins élémentaires, la misère accable nos écoles, collèges, lycées et universités, l’armée française est intégralement professionnalisée, engagée à l’étranger contre l’intérêt de notre nation dans plusieurs impasses impérialistes ; les criminels de guerre sont désormais efficacement protégés par la première loi française qui applique la prescription aux crimes de guerre : la situation économique, sociale et culturelle faite au peuple de notre pays constitue la preuve que le réformisme combat la révolution, qu’il fait barrage au socialisme, et qu’il sert les intérêts du capitalisme.

C-Le réformisme combat le mouvement populaire de revendication

- Le réformisme est attaché à juguler le mouvement populaire : à cette fin, il peut entraîner ses agents très loin...
- A la fin des années vingt du vingtième siècle, l’action que menait le Parti communiste français pour faire vivre la revendication populaire de vivre dignement fit naître un mouvement populaire d’unité antifasciste : ce mouvement culmina en 1936 ; il eut pour conséquence la formation du gouvernement de Front populaire, la victoire revendicative inscrite dans les « accords de Matignon », puis le grand mouvement populaire d’aide à l’Espagne républicaine.
- Le gouvernement de Front populaire n’était pas uni : d’un côté Léon Blum, président du Conseil des ministres, imposait la « non-intervention » en Espagne, et Charles Spinasse, ministre de l’Industrie, membre du PS-SFIO comme Léon Blum, avait pour collaborateurs dans son cabinet trois chefs factieux, membres des organisations fascistes grand-bourgeoises Cagoule et Synarchie ;
- de l’autre côté le radical Pierre Cot, ministre de l’Air, et le radical-socialiste Jean Zay, ministre de l’Education nationale, œuvraient aux côtés de la CGT et du Parti communiste, pour aider l’Espagne républicaine et promouvoir la culture populaire ; au fond, Pierre Cot et Jean Zay restaient fidèles à la tradition républicaine de notre peuple : ils ne combattaient pas la Révolution ; peut-être même étaient-ils prêts à suivre la volonté et le mouvement que le peuple donnait à la nation, même jusque dans la mise en chantier de transformations socialistes de la France.
- La trahison nationale de 1939-1945 jette une lumière crue sur les membres du gouvernement de Front populaire :

  • la majorité des députés du PS-SFIO, sept sur dix, votent les pleins pouvoirs à Pétain aussitôt qu’il les demande ;
  • aussitôt, le PS-SFIO est devenu inutile, il cesse d’exister ;
  • Jean Zay (radical-socialiste), favorable à la Résistance, est interné pendant toute la guerre, jusqu’à ce que deux chefs miliciens du plus haut rang l’extraient de sa cellule, l’assassinent et tentent de faire disparaître son corps ;
  • Pierre Cot (radical) participe à la Résistance ;
  • Léon Blum (PS-SFIO) est interné, mais, l’« Etat Français », qui a commandé les rafles massives de juifs dans Paris et leur expédition vers les camps d’extermination, lui épargne la mort bien qu’il soit juif lui aussi ;
  • Charles Spinasse (PS-SFIO) fonde et dirige deux journaux collaborateurs, « L’Effort » et « Le Rouge et le Bleu », et laisse installer trois camps de concentration en Corrèze sur des terres lui appartenant.

- D’où sortait ce PS-SFIO à qui Pétain doit une si fière chandelle ?
- Un Parti socialiste Section française de l’Internationale ouvrière avait tenu congrès en 1920 à Strasbourg, puis à Tours afin de résoudre la question essentielle du retour à la paix : devait-il prendre le parti de la révolution et adhérer à l’Internationale communiste créée pendant l’été 1918 à Moscou, ou se déclarer réformiste et rester membre de l’Internationale ouvrière ?
- A ce congrès participaient les notables réformistes qui, au début d’août 1914, avaient obéï aux injonctions policières, se vautrant dans la politique réactionnaire d’Union sacrée et s’attachant à faire accepter la mort des époux, des fils et des frères envoyés au front, la misère sacrificielle,... et à faire le silence tant sur la possession des colonies d’Afrique, véritable but de cette guerre, que sur les himalayesques profits qu’entassaient les marchands de canons de tous les pays !
- Mais la plupart des congressistes étaient des ouvriers, des paysans et des instituteurs qui revenaient des tranchées et portaient dans leur chair les cicatrices douloureuses de la guerre impérialiste : au moment de voter, les congressistes déterminés à adhérer à l’Internationale communiste portaient trois mandats sur quatre. L’adhésion était acquise.
- C’est alors que les chefs réformistes quittèrent le congrès en appelant les congressistes à les accompagner ou à les rejoindre « dans la vieille maison » ; ils se réunirent dans une salle voisine, où ils formèrent à nouveau le PS-SFIO ; ils entraînaient avec eux un certain nombre, non négligeable, d’ouvriers socialistes ; de ce fait, le PS-SFIO d’après 1920 gardait dans ses effectifs un courant de militants ouvriers pour qui le mot socialiste n’était pas vain.
- Restés dans la salle du congrès, les congressistes majoritaires votèrent l’adhésion à l’Internationale communiste et adoptèrent le nom de Parti communiste français Section française de l’Internationale communiste. C’est cette décision qui a rendu possible, dix ans plus tard, l’unité de lutte qui fit barrage à l’activité raciste (nazi-fasciste) des ligues factieuses en France :
- Dans le PS-SFIO en effet, le courant ouvrier fut sans nul doute le principal facteur favorable à l’unité ouvrière antifasciste, au Front populaire, enfin à la victoire du mouvement populaire de revendications de juin 1936. Mais ce courant ouvrier ne dirigeait pas le PS-SFIO : après avoir proclamé et imposé la « Pause » des réformes sociales, le courant réformiste qui le dirigeait a rallié Pétain.

D-1914 : la guerre permet au réformisme de s’emparer de la SFIO

- En 1920 donc, les socialistes cohabitaient encore avec des réformistes dans le PS-SFIO ; le déroulement et les résultats du congrès de Tours montrent que cette cohabitation avait toujours consisté en de formidables conflits d’orientation politique impliquant les idées essentielles : d’où venait ce parti ?
- Le PS-SFIO fut fondé en 1905 par la réunion du Parti socialiste de France et du parti socialiste français, qui eux-mêmes avaient été formés en 1902 par la réunion, pour le premier, du Parti ouvrier français (avec Jules Guesde), du Parti socialiste révolutionnaire et de l’Alliance communiste révolutionnaire, et pour le second, des Socialistes indépendants (dont était Jaurès), de la Fédération des Travailleurs socialistes de France et du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. A sa direction siégeaient Jules Guesde, Jean Jaurès, Edouard Vaillant et Paul Lafargue.
- Les deux principales tendances du PS-SFIO étaient :

  • la tendance réformiste, celle des députés qui, comme Millerand, cherchaient à participer à des gouvernements bourgeois,
  • et la tendance socialiste, celle notamment des militants syndicalistes, ouvriers ou intellectuels, et de ceux qui s’efforçaient de donner à leur militantisme socialiste une méthode scientifique (ils étaient appelés communistes depuis longtemps) ; avec eux bien sûr Jules Guesde, Paul Lafargue et d’autres...

- Il fallait à une telle formation un arbitre d’une extraordinaire personnalité : ce fut Jean Jaurès.
- La politique initiée par Millerand était simple : c’était de participer aux gouvernements bourgeois quoi qu’il arrive.
- Celle des guesdistes est plus complexe : il s’agissait de faire progresser partout le mouvement socialiste : sur ce point, Guesde était d’accord avec Jaurès ; cela supposait de mobiliser la force militante et pensante des adhérents, et de dégager de leur action la ligne politique du socialisme en France : sur ce point aussi, les deux hommes, et bien d’autres dans le nouveau parti, tels Lafargue,... étaient d’accord ; Guesde y contribuait par son expérience de l’organisation, et Jaurès par la publication de son journal, L’Humanité. Ces deux hommes connaissaient bien l’œuvre de Marx : Guesde l’a introduite dans le mouvement ouvrier et socialiste français, et Jaurès, depuis son ralliement au socialisme, se rapprochait sans cesse, chapitre après chapitre, des analyses de Marx : son assassinat prouve que ce rapprochement fut sans concession.
- C’est Jaurès qui avait fait les plus grands efforts pour constituer le Parti socialiste Section française de l’Internationale ouvrière : de la fondation du parti à sa mort, il dut rendre de nombreux arbitrages favorables au socialisme et contraires au réformisme : le premier sans doute est d’avoir convaincu l’assemblée fondatrice du parti de l’appeler Parti socialiste, et non pas Parti social-démocrate comme la quasi-totalité des autres sections de l’Internationale : cela a fait du parti français une exception dans l’Internationale ouvrière.
- Le premier coup de feu de la première guerre mondiale a tué Jaurès le 31 juillet 1914 ; la mobilisation rendait les militants ouvriers incapables d’intervenir dans la direction du PS-SFIO ; restant presque seuls à la direction du parti, les notables réformistes ont imposé silence à ce qui restait de leurs opposants et obéï aux injonctions policières en se ralliant sans délai au parti de la guerre impérialiste, l’Union sacrée.
- Pour les militants socialistes, ce furent alors quatre ans de guerre :

  • les plus nombreux furent affectés à une vie militaire alternant par quinzaine (en principe) les tranchées et les cantonnements de repos ;
  • d’autres, à la production de masse des armements, où travaillaient aussi beaucoup de femmes ;
  • ceux que leur état physique éloignait des combats étaient affectés aux fonctions de surveillance du territoire ;
  • les seuls hommes restant à la terre étaient les vieux et les soutiens de famille.

- Ces quatre ans, les militants socialistes ne les ont pas vécus seulement comme des soldats, mais aussi comme des citoyens : contrairement au règlement de discipline générale des armées ils jugeaient leurs chefs et leur gouvernement.
- Pendant ces quatre années, les militants socialistes constataient chaque jour que les chefs réformistes participant au gouvernement mettaient toute leur ardeur à faire une politique que rien ne rattachait aux intérêts ouvriers ni aux intérêts populaires en général, une politique tout entière déterminée par les intérêts de la bourgeoisie capitaliste ; ce qu’ils voyaient, ce qu’ils vivaient, c’est la malfaisance du réformisme.
- Cette expérience fournit aux militants socialistes nombre des arguments essentiels aux débats du congrès de Tours, en validant tout à la fois deux thèses essentielles sur la guerre :

  • la résolution de l’Internationale ouvrière : cette résolution fut prise par le congrès tenu à Bâle quelques mois avant la guerre, et confirmée par la conférence tenue à Zimmerwald à la veille de la déclaration de guerre ; Jaurès avait porté cette ligne politique jusqu’à sa mort, et les militants socialistes français y adhéraient en masse : cette résolution recommandait aux peuples de renverser les gouvernements bourgeois s’ils déclenchaient la guerre, et de les remplacer par des gouvernements socialistes en vue de faire la paix en chassant les capitalistes du pouvoir.
  • et la démonstration de la grande trahison de la social-démocratie que Lénine avait faite en 1915, en mettant en évidence le fait que les dirigeants sociaux-démocrates des pays belligérants, et en France, les dirigeants en grande majorité réformistes que la mobilisation avait laissés libres de diriger le PS-SFIO, participaient aux gouvernements de ces pays et portaient la politique bourgeoise de guerre, dite d’Union sacrée ; les chefs de la social-démocratie européenne, et en France, les chefs du réformisme, avaient trahi la résolution prise par le congrès de Bâle et confirmée par la conférence de Zimmerwald.

- Jaurès avait tracé obstinément la ligne politique du pacifisme révolutionnaire pendant des années avant le congrès de Bâle et la conférence de Zimmerwald parce que ses analyses lui donnaient à penser, le persuadaient qu’elle exprimait les intérêts de la classe ouvrière et du peuple de France, qui sont ceux de la Nation française.
- C’est bien elle que Lénine et les Bolchéviks ont mise en œuvre lorsque la guerre a éclaté : ce fut un facteur décisif du succès des Révolutions russes de 1917.
- Jean Jaurès a été assassiné parce qu’il n’avait pas trahi la revendication populaire de socialisme. Laisser croire que Jaurès était réformiste est une faute contre l’histoire du socialisme.
- Intervention de G. G. : Je suis en désaccord sur la présentation assez idyllique que ce paragraphe donne de Jaurès et du PS d’avant 14. Lénine a mille fois qualifié Jaurès de réformiste avant 14 même s’il avait du respect pour l’homme, comme nous tous. Et Lénine n’a jamais parlé de "pacifisme révolutionnaire" mais de DEFAITISME révolutionnaire, ce qui était autrement offensif. Le risque est de minimiser la RUPTURE du congrès de Tours.
- Réponse de Jean-Pierre Combe : Il est vrai qu’il y a lieu de discuter : je note que Maurice Thorez a repris cette ligne, avec son nom logique, après 1920, pour soutenir l’engagement des jeunesses et du parti communistes dans la lutte anticolonialiste, notamment contre la guerre du Rif ; dans l’immédiat, je demande aux lecteurs de ne pas oublier que le sujet de cet article n’est pas Jaurès, mais bien la nécessité de comprendre d’où vient le réformisme, contre quoi et par qui il a été formé ! Jaurès et Guesde ont, bien sûr, tous deux droit à une notice biographique dans un tel article : on les lira ci-après, comme on lira, à la fin de cet article, une mise en garde contre une lecture trop rapide des textes de Lénine ; mais d’abord, ayant constaté que le réformisme est un mouvement bourgeois de la politique, il faut comprendre où, quand et comment la bourgeoisie l’a formé.

E-Le socialisme revendique contre la bourgeoisie

- Plusieurs idées fausses, plusieurs illusions hantent les communistes :
- La première est ancienne : c’est l’idée que le réformisme serait né avant 1848 dans le mouvement populaire français qui continuait la Révolution :
- En vérité, le mouvement populaire français revendiquait de réorganiser l’économie en lui assignant l’objectif d’assurer à chaque être humain habitant le pays une vie digne, sans misère et sans soumission, au cours de laquelle il développera ses facultés humaines ; cela avait été l’objectif de Gracchus Babeuf ; cela avait été aussi l’orientation des projets d’organisation scolaire proposés par Lepelletier de Saint Fargeau et soutenus par Robespierre ; ce mouvement populaire a reçu le nom de socialisme dès le premier quart du dix-neuvième siècle.
- Le peuple n’a jamais oublié la violence que lui avait appliquée la bourgeoisie, à partir du 9 thermidor an deux de la République (27 juillet 1794), pour l’exclure de tous les pouvoirs, de toutes les fonctions politiques : personne ne croyait à la compassion des propriétaires de capitaux terriens, industriels, commerciaux et financiers ; chaque jour passé depuis le début de la révolution avait donné au peuple l’occasion de constater que les règles bourgeoises de la propriété violent le principe d’égalité en droits de tous les êtres humains au point de l’interdire en pratique, et même d’interdire que l’on y pense : personne ne croyait que la compassion bourgeoise puisse un jour compenser l’inégalité essentielle de la société bourgeoise.
- Ceux qui portaient la revendication socialiste savaient pertinemment qu’il faudrait mettre fin à la règle bourgeoise de propriété sur le capital ; Babeuf avait été tout-à-fait explicite à ce sujet, en traitant de la propriété terrienne, qui, pendant les trois premiers tiers du dix-neuvième siècle, contient la propriété minière avec la propriété de l’exploitation agricole : le mouvement populaire de revendication socialiste continuait la Révolution en luttant contre la dictature de la bourgeoisie pour abolir la propriété bourgeoise sur la terre, les mines, les ateliers, les usines, les stocks et les autres éléments du capital réel.
- Le fait qu’il renonce à porter atteinte à la propriété bourgeoise des capitaux prouve que le réformisme ne trouve pas son origine dans le mouvement populaire de revendication socialiste.

F-Le réformisme est une politique bourgeoise

- Au contraire : après que la bourgeoisie eut, en juin 1848, noyé dans le sang des insurgés de la misère la révolution de février, qui lui avait apporté la preuve que la violence policière ne suffirait jamais à juguler la revendication populaire, après qu’elle eut rétabli son pouvoir selon le mode impérial, certains très grands bourgeois, patrons d’industrie richement dotés en capitaux, et parallèlement à eux certains hauts fonctionnaires, ont produit le paternalisme, le philanthropisme et l’idéologie de l’Etat social ; ensuite, les idéologues ont fait converger ces trois idéologies pour en faire la démonstration de ce qu’il serait possible de satisfaire la revendication sociale sans rien modifier au régime bourgeois de la propriété, fondement du système d’inégalités qu’est la société capitaliste : c’est ainsi que le réformisme fut créé dans la bourgeoisie et par la bourgeoisie.
- Il fallait ensuite l’inoculer au peuple : ces grands bourgeois comptaient au moins autant sur le réformisme que sur la violence policière pour réprimer la revendication populaire d’égalité en droits.
- Ils ont greffé le réformisme dans le peuple à grands renforts de propagande de l’Etat bourgeois, ainsi que de l’Eglise catholique, apostolique et romaine : celle-ci en effet, d’abord à pas de loup depuis le concordat passé entre le premier consul Napoléon Bonaparte et le pape Pie 7, puis avec tambours et trompettes depuis l’empire de Louis-Napoléon Bonaparte (second empire), s’engageait sans ambigûité dans les luttes idéologiques de classe aux côtés de la bourgeoisie possédante.
- Donc, le réformisme est une idéologie étrangère au peuple, qui renonce à changer quoi que ce soit au régime bourgeois de la propriété ; tous ses discours sur la lutte contre la pauvreté, sur la redistribution de la richesse, sont autant d’illusions, et de sources d’illusions qui font obstacle à la revendication populaire de socialisme : cet obstacle est la fonction pour laquelle il a été créé.

G-Jules Guesde

- Socialement petit-bourgeois, politiquement socialiste, donc révolutionnaire, Jules Guesde est né en 1845 à Paris, dans une famille petite-bourgeoise : son père était professeur dans une institution privée et disposait d’une aisance suffisante pour que son fils étudie au lycée : Jules fut reçu bachelier en 1863.
- Il demande alors un emploi à la préfecture de Paris et l’obtient dans le service de la presse ; parallèlement, il commence à écrire dans divers journaux républicains. Beaucoup plus tard, il dira être devenu républicain en lisant Les Châtiments de Victor Hugo, athée en lisant la Critique de la Raison pure d’Emmanuel Kant, et socialiste à cause de la Commune de Paris.
- A Toulouse en 1870, puis à Montpellier, il écrit dans des journaux républicains : il soutient la République proclamée le 4 septembre 1870, puis, l’année suivante, écrit, pour soutenir la Commune de Paris, des articles qui lui vaudront d’être poursuivi devant les tribunaux : pour éviter la prison, il s’exile en juin 1871, en Suisse, puis en Italie.
- En exil, il prend contact avec l’Association internationale des Travailleurs et se rapproche de Marx.
- Il rentre en France en 1876 ; avec Paul Lafargue, il fonde un journal : l’Egalité ; en 1878, il rédige un Catéchisme du Socialiste, qu’un éditeur de Bruxelles insère dans un petit livre populaire intitulé Essai de catéchisme socialiste. On peut lire clairement dans ce catéchisme l’exposé d’un raisonnement matérialiste, fait par un homme conscient des luttes de classes et qui y a pris le parti ouvrier, mais qui n’a pas adopté pour lui-même le mode de penser dialectique.
- En 1882, Paul Lafargue et lui fondent le Parti ouvrier, qui, se heurtant à la calomnie bourgeoise de « parti de l’étranger », prend en 1883 le nom de Parti ouvrier français (POF).
- Bien fondé dans les intérêts des membres de la classe ouvrière, ce parti recueille d’abord nombre d’adhésions. Par contre, la raideur de sa discipline, définie et conduite selon la pensée de Jules Guesde, qui se refuse à la dialectique, lui causera des échecs dont la signification n’est pas éteinte aujourd’hui : c’est tout particulièrement le cas de la tentative de créer une organisation syndicale qui serait sous la dépendance organique du parti ouvrier : cette tentative échoue en quelques mois, par la diminution rapide des effectifs des syndicats qui ont adhéré à cette organisation.
- De plus, le rayonnement apporté au groupe des socialistes indépendants par la personnalité de Jaurès, et par les efforts incessants qu’il fait pour unir tous les socialistes, fait de l’ombre au POF : ses effectifs stagnent et ses résultats aux élections diminuent.
- En 1902, le Parti ouvrier français fusionne avec le Parti socialiste révolutionnaire et avec l’Alliance communiste révolutionnaire pour former le Parti socialiste de France, qui fusionnera lui-même en 1905 avec le Parti socialiste français pour former le Parti socialiste français Section française de l’Internationale ouvrière (PS-SFIO). Guesde et Jaurès dirigent ensemble ce nouveau parti, mais la personnalité de Jaurès laisse Guesde dans la pénombre : après la mort de Guesde, survenue en 1922, les idéologues du réformisme interprèteront le très relatif effacement de Guesde comme la victoire du réformisme sur le communisme, dont Guesde aurait été le guide !
- Et pourtant ! Quelques heures à peine après que Jaurès ait été assassiné, les députés socialistes se sont ralliés à la politique réactionnaire d’« Union sacrée » ; Jules Guesde était avec eux ; il est entré au gouvernement comme ministre d’état. Sans doute écrit-il que la révolution sort de la guerre. Mais ni les révolutions russes de 1917, ni les évènements révolutionnaires allemands de 1918 ne sont le fruit de la guerre : dans ces deux pays, la révolution continue la ligne du pacifisme révolutionnaire définie avant-guerre par l’Internationale socialiste, avec Jaurès, et appliquée contre l’Union sacrée par les communistes ; en Russie, ceux-ci étaient appelés « Bolchéviks » ; en Allemagne, on les appelait « Internationalistes », parce qu’ils refusaient de renoncer aux résolutions de Bâle et de Zimmerwald de l’Internationale ouvrière, ou « Spartakistes », parce qu’ils diffusaient la Lettre de Spartacus que rédigeait Karl Liebknecht de la prison où il avait été enfermé pour son opposition à la guerre. Au congrès de Tours de 1920, Guesde est resté dans la « vieille maison », l’Internationale socialiste faillie, avec Léon Blum et les réformistes.

H-Jean Jaurès

- Socialement petit-bourgeois ; politiquement socialiste, donc révolutionnaire, Jean Jaurès est né à Castres, en 1859, dans une famille petite-bourgeoise à mille lieues de l’atelier grand-bourgeois d’où était sorti le réformisme ; son père était un négociant ruiné, exploitant un domaine agricole de six hectares : Jean serait sans doute resté un paysan pauvre ou un ouvrier, si un oncle maternel n’avait pas payé pour ses études au lycée ; cette aide lui a permis d’être reçu bachelier en 1878, puis premier à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, dont il est sorti agrégé de philosophie ; la modeste condition de sa famille l’a certainement rendu sensible aux revendications populaires essentielles, et, sur le plan historique, à la contribution originale des Sans-Culottes à la Révolution française : en résultent aussi l’adhésion du jeune étudiant Jaurès aux Lumières philosophiques, l’importance qu’il accordait aux Robespierre, Saint-Just, Lepelletier de Saint-Fargeau et autres représentants du peuple qui portaient dans les Assemblées révolutionnaires la politique d’égalité en droits des habitants de notre pays... ; son adhésion à l’œuvre progressiste de la Révolution est une sorte de synthèse de toute cette sensibilité.
- D’abord professeur de philosophie au lycée Lapérouse d’Albi, Jaurès devient maître de conférences à la Faculté des Lettres de Toulouse, en 1882, où il prépare ses thèses pour le doctorat ès lettres. En même temps, il est élu au conseil municipal de Toulouse, avec l’étiquette radical- socialiste ; il se consacre d’abord à améliorer l’accès des enfants du peuple, et du peuple lui-même, à l’instruction.
- Estimant que « la France porte une mission civilisatrice » des pays que vise le colonialisme, au prétexte que leurs peuples seraient des enfants, il approuve la conquête de colonies. Il est élu député en 1885, mais n’est pas réélu en 1889.
- Il reprend l’enseignement, soutient avec succès ses thèses en 1892 : sa thèse principale s’intitule De la réalité du monde sensible, et sa deuxième thèse, rédigée en latin selon un ancien usage, Des origines du socialisme allemand chez Lüther, Kant, Fichte et Hegel : ces thèses indiquent sans ambigüité que l’intérêt de Jaurès pour le socialisme le pousse à approfondir les idées, les concepts, leurs mouvements, jusqu’à toucher à la connaissance elle-même, aux mouvements de pensée que Marx jugeait nécessaire d’intégrer dans la philosophie communiste ; les études philosophiques que fit Jaurès ne le conduisaient pas au réformisme.
- En 1892, le patron de la mine de Carmaux, marquis de Solages-Calvignac, licencie un ouvrier de la mine coupable à ses yeux d’exercer un mandat municipal ; selon lui, les ouvriers salariés ne doivent pas exercer de mandat d’élus du peuple ! Telle est depuis toujours la thèse du patronat capitaliste.
- Les mineurs se mettent en grève pour défendre leur maire. Le gouvernement envoie l’armée pour « rétablir l’ordre ».
- Jaurès soutient activement la grève, observe la vie des ouvriers verriers, la lutte des classes, prend connaissance du sens que les ouvriers donnent au mot socialisme, et prend le parti du socialisme dans ce sens précis ; se déclarant socialiste, Jaurès rejetait le réformisme, qu’il soit inspiré par le paternalisme, par le philanthropisme ou par l’étatisme : seule, la révolution qui expropriera les actionnaires capitalistes peut assurer la dignité de vivre aux ouvriers ; la revendication populaire du socialisme, c’était la revendication ouvrière d’exproprier les gros propriétaires fonciers et les actionnaires capitalistes afin de donner aux ouvriers socialement organisés la propriété de leurs entreprises, la maîtrise réelle de leur travail : Jean Jaurès est resté un fidèle militant de cette revendication depuis le jour où il en a pris le parti jusqu’au jour de sa mort : c’est cela qui fait de lui un révolutionnaire.
- Le patron-marquis ayant démissionné de son siège de député, les mineurs présentent Jaurès comme leur candidat : il est élu le 8 janvier 1893 sous l’étiquette « socialiste indépendant » ; à la Chambre, il défend les ouvriers avec constance et conséquence, soutenant entre autres la création de la verrerie ouvrière d’Albi, celle de la cave coopérative des Vignerons libres de Maraussan. Aux élections de 1898, le marquis de Solages sera réélu.
- En 1895, il visite Sidi-Bel-Abbès : ce qu’il y constate contredit totalement sa représentation des conquêtes coloniales : les droits de la masse arabe sont violés ; il écrit que les graves troubles récurrents en Algérie ne peuvent recevoir de solution que par la reconnaissance de la citoyenneté française à ces populations musulmanes.
- L’affaire Dreyfus conduit Jaurès à démontrer que la revendication humaine du principe de justice participe du socialisme.
- En 1895 et en 1900, deux importantes controverses entre socialistes ont lieu : la première oppose Paul Lafargue à Jean Jaurès sur le sujet du matérialisme en histoire, et l’autre oppose Jules Guesde à Jean Jaurès sur le sujet de la méthode politique du parti socialiste. La lecture attentive de ces textes confirme que Jean Jaurès fixe pour objectif à son action politique l’expropriation du capital et l’abolition du capitalisme que doit réaliser la socialisation de la propriété des entreprises ; son action quotidienne le confirme aussi.
- Lorsque commence le vingtième siècle, Jaurès s’engage et mène campagne contre la conquête du Maroc : bientôt, il dénonce les massacres, la mise à mort des femmes et des enfants ; le pillage au moyen duquel des milliers d’aventuriers s’enrichissent ; il revendique que non seulement en Algérie mais partout, les indigènes soient protégés et bénéficient d’énergiques mesures de réparation : Jaurès se place très à l’avant-garde de l’anticolonialisme. C’est alors que la grande bourgeoisie engage contre lui une campagne de calomnies haineuses et d’insultes, dans laquelle elle investit la quasi-totalité de ses moyens de propagande.
- Très conscient des synergies qui unissent le socialisme à la revendication de droits de vivre égaux pour tous les êtres humains, et du caractère fédérateur de cette revendication, Jaurès consacre une activité intense à réunir les socialistes en un seul parti : il obtient en 1902 la fusion du groupe des Socialistes indépendants avec la Fédération des Travailleurs socialistes de France et avec le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire en un Parti socialiste français ; l’Internationale socialiste ajoute alors sa pression, et obtient que ce parti fusionne, en 1905, avec le Parti socialiste de France, en formant le Parti socialiste français Section française de l’Internationale ouvrière : ce nouveau parti est internationaliste, reconnaît la réalité de la lutte des classes, refuse son soutien aux gouvernements bourgeois et participe aux processus représentatifs de la démocratie ; Jean Jaurès et Jules Guesde le dirigent ensemble.
- Contre la conquête du Maroc, Jaurès amplifie sa campagne dans l’Humanité : non content de dénoncer les crimes du colonialisme, il reconnaît l’importance de la civilisation arabo-musulmane, dont il recommande d’étudier tous les aspects.
- Pendant les dix dernières années de sa vie, Jean Jaurès amplifie sa lutte anticolonialiste en un combat contre la montée de la guerre : la grande bourgeoisie amplifie sa campagne de dénigrement et la mène jusqu’au coup de feu qui tue Jaurès au Café du Croissant, le 31 juillet 1914. C’est le premier coup de feu de la guerre qui commence : la bourgeoisie elle-même avait compris qu’elle ne pourrait jamais acheter Jaurès.
- Sur le plan moral, Jaurès était rigoureusement conséquent avec lui-même ; sur le plan philosophique, le mouvement de sa pensée était dialectique ; son critère de vérité était en très grande partie idéaliste, mais pas totalement ; contrairement aux modèles d’idéalisme militant que sont les religions, il conduisait sa pensée en acceptant le dialogue avec les matérialistes, et n’hésitait pas à reconnaître la valeur des textes de Karl Marx :
- pour Jean Jaurès, être socialiste, c’était prendre le parti ouvrier dans les luttes de classes en restant dans le droit fil de la revendication révolutionnaire qui a créé la première République : telle fut toujours sa prise de parti politique depuis qu’il est devenu socialiste.
- Au premier plan de la prise de parti de Jean Jaurès en philosophie, il y a l’adhésion aux Lumières des dix-septième et dix-huitième siècles, l’égalité de chacune et de chacun en droits de vivre, le respect de l’œuvre progressiste de la Révolution ainsi que le pacifisme.
- Son rigoureux respect de ses principes transforma chaque instant de sa vie politique et chaque événement de la vie sociale dont il fut témoin en autant de moments d’observation, de réflexion et de recherche intenses : les raisons qu’il y trouvait l’ont rapproché, étape par étape, du socialisme scientifique ; la dernière étape fut de prendre le parti du pacifisme révolutionnaire, que prirent aussi les internationalistes, ainsi nommés parce qu’ils refusaient de renoncer aux résolutions de l’Internationale ouvrière, et dont étaient Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Klara Zetkin, Lénine et les Bolchéviks.
- Il faut le constater et le dire : la fidélité aux Lumières philosophiques et à l’œuvre progressiste de la Révolution de 1789-1794 a conduit Jaurès de la version bourgeoise de la philosophie reçue en France comme « républicaine » jusqu’à la coopération critique et féconde avec le socialisme scientifique.

I-Aujourd’hui, l’œuvre du réformisme : le tournant de 1981

- Nous l’avons vu dans les premiers paragraphes ci-dessus : le réformisme est un mouvement politique créé par la grande bourgeoisie pour l’objet de combattre la revendication populaire du socialisme afin de préserver le régime capitaliste de la propriété, c’est-à-dire de préserver la propriété privée des moyens de produire et d’échanger, ainsi que l’appropriation privée du profit : pour atteindre son objet, il lui faut arrêter le mouvement populaire révolutionnaire : c’est la ligne qu’il a fixée dès le mois d’août 1914 au Parti socialiste Section française de l’Internationale ouvrière.
- La paix revenue, les militants socialistes ont retrouvé leur liberté de faire la politique du PS-SFIO : ils ont préparé le congrès de Tours en tirant les leçons de la guerre interimpérialiste qui venait de s’achever, et en prenant connaissance des révolutions qui avaient renversé, en 1917, l’empire des tsars de Russie, et dont la deuxième, en octobre, avait porté au gouvernement du pays une équipe de militants de plusieurs partis que présidait Lénine.
- La majorité du Congrès de Tours, qui rassemblait trois quarts des mandats, décida que le parti adhère à l’Internationale communiste, fondée quelques mois plus tôt à Moscou, tandis que les dirigeants réformistes entraînaient une minorité de congressistes à former à nouveau le PS-SFIO, ce qui leur permit de continuer la ligne adoptée en août 1914, sans rien y changer d’essentiel.
- Cette ligne, le PS-SFIO la suit de deux manières :

  • d’une part, il attire à lui tous les militants révolutionnaires qu’il peut, et les lance à la poursuite d’illusions ; à cette fin, il n’hésite pas à employer une partie du vocabulaire de la Révolution, notamment à se parer hypocritement du nom de socialisme ; il le fait en préparant, dans les laboratoires idéologiques de la grande bourgeoisie, de faux raisonnements qui tromperont le peuple sur la réalité de la politique et le conduiront au renoncement ;
  • d’autre part, il développe de grands efforts sur le plan des institutions sociales et sur le plan idéologique, pour mettre fin à toute autonomie intellectuelle du mouvement ouvrier, pour contrôler tous les moyens que pourraient avoir les ouvriers d’accéder à la connaissance, ainsi que pour placer toute idée marxiste sous un éteignoir violent.

- Au cours du dernier quart du vingtième siècle, le PS-SFIO s’est débarrassé de la moitié historique de son nom, encore trop imprégné d’internationalisme ; il se confirme comme la référence du réformisme en France.
- Quelques années après le congrès de Tours, l’action du Parti communiste Section française de l’Internationale communiste rencontrait parmi les travailleurs de notre pays un puissant écho qui limitait beaucoup l’influence du PS-SFIO : le caractère principal de notre vie politique dans les années de 1930 à 1936 est que les militants communistes parvenaient à entraîner leurs collègues membres du PS-SFIO sur une ligne de lutte républicaine et antifasciste ; cela permit la victoire électorale du Front populaire et les très importants succès de la revendication salariale qui ont fait l’objet des « accords Matignon ».
- Par contre, quelques mois après le grand mouvement de mai 1968, le PCF renonçait aux principes de l’organisation (le « centralisme démocratique ») et de la réflexion (le « matérialisme dialectique ») qui étaient jusque-là ses caractéristiques ; par ce renoncement, il s’est rendu impuissant à réfuter la politique réformiste, qui désormais progresse jusque dans ses propres rangs.
- C’est bien l’influence réformiste, bien relayée à l’intérieur même, qui a fait que le PCF, attachant ses militants à diffuser le Programme commun des Partis de Gauche, a commis la faute d’enfermer son propre programme Changer de Cap dans ses placards ; et ce sont bien encore les relais réformistes à l’intérieur du PCF qui ont fait que la propagande du réformisme officiel (le PS) ne rencontre plus dans notre peuple l’opposition d’une démarche critique.
- Le résultat est aujourd’hui que le capitalisme est plus riche et plus plein de morgue qu’il ne l’a jamais été, et que le mouvement communiste, privé de son institution de jadis, est réduit à une existence marginale !
- Tout cela se résume très simplement : l’alliance du parti communiste avec le réformisme forme un barrage qui isole le communisme du peuple travailleur et qui aveugle les communistes sur leur contribution propre aux luttes populaires et ouvrières ! Sans la rupture accomplie par le Congrès de Tours, il n’y a pas de parti communiste.
- Deux choses sont claires en effet : le réformisme est un anti-socialisme, et pour assurer l’indépendance politique du parti communiste, nous devons le séparer radicalement d’avec les réformistes.
- L’unité de lutte de la classe ouvrière, l’unité de lutte du peuple sont à ce prix : c’est à cela que servit la rupture décisive, et progressiste, du congrès de Tours

J-Lénine, a-t-il condamné Jaurès pour réformisme ?

- A la recherche du sens des documents écrits
- Il en va de Jaurès comme de Lénine, de Rosa Luxemburg, de Marx, d’Engels, de Robespierre, de Babeuf et de tous les autres auteurs : ce qu’ils écrivent n’a de sens que dans les relations qu’entretiennent leurs écrits avec les personnes et les évènements de leur temps, et avec les conditions dans lesquelles ils écrivent.
- Pour déterminer le sens d’un écrit du passé, quel qu’en soit l’auteur, il faut donc au moins prendre connaissance de la situation générale et politique qui constituait l’ambiance dans laquelle vivaient l’auteur et les destinataires du texte, des évènements auxquels le texte se rapporte, de ceux au sein desquels vivent et agissent les personnes en cause, ainsi que de la personnalité de l’auteur et de l’identité individuelle ou collective du ou des destinataires du texte ; le sens d’un écrit n’est jamais une donnée absolue : il est toujours sous la dépendance de tout cela.
- Lénine écrit sur Jaurès
- Lénine, il est vrai, a écrit des mots très sévères à l’égard de ceux qu’il appelle « les Jaurésiens » : il les réfute avec des arguments sans réplique dans La grande trahison de la Social-démocratie, dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, dans L’Etat et la Révolution ; je conseille la lecture ou la relecture de ces textes écrits après la mort de Jaurès, survenue le 31 juillet 1914 ; il peut y avoir d’autres réfutations dans d’autres textes.
- Cela étant, pouvons-nous considérer que Lénine a condamné l’œuvre réelle de Jean Jaurès pour réformisme ? Certainement pas, et cela pour plusieurs raisons :
- D’abord, il est inconcevable que le sens politique très affûté de Lénine lui ait permis d’imputer à Jaurès la grande trahison de la social-démocratie, alors que Jaurès a été assassiné précisément parce qu’il s’opposait à la guerre impérialiste, et que cette opposition l’opposait précisément à la trahison social-démocrate !
- La question posée est donc celle du sens que Lénine a pu donner aux mots dont il qualifiait les Jaurésiens ; pour y répondre, il faut revenir à la réalité de cette époque : même si ses textes circulaient aussi parmi les communistes des autres pays, Lénine écrivait d’abord pour les communistes de l’Empire des Tsars russes, et pour contribuer au plus large rassemblement des membres des peuples de cet empire pour leurs intérêts révolutionnaires autour des communistes ; or dans cet empire, d’une part l’analphabétisme des membres du peuple était à peu près total, et d’autre part le droit humain et civique de penser n’avait jamais existé ; les classes exploiteuses avaient donc toute licence de développer les institutions et mouvements idéologiques par lesquels elles prenaient le peuple sous leur coupe, lui imposant leur tutelle.
- Depuis l’expérience faite en France sous l’empire de Louis-Napoléon Bonaparte, les bourgeoisies de toute l’Europe savaient que le mouvement idéologique le plus efficace dans ce but était sans doute le réformisme ; bien développé par les bourgeoisies d’Allemagne, d’Angleterre et de France et intensément propagé par elles dans les classes ouvrières de ces pays, le réformisme représentait un danger particulièrement grave pour la classe travailleuse, tant paysanne qu’ouvrière, de l’empire russe : que les ouvriers et les paysans se laissent persuader de ce que le mouvement économique fondé sur la propriété privée du capital et l’apropriation privée du profit assure automatiquement, c’est-à-dire sans que les membres du peuple aient besoin de penser et de faire de la politique, la satisfaction de tous les besoins de subsistance des membres du peuple, et la bourgeoisie détiendrait le pouvoir absolu pour longtemps ; les traditions policières de l’empire étaient déjà, pour l’essentiel, à son service, formant par anticipation la base du système policier bourgeois.
- En Russie, les menchéviks, que soutenaient les chefs réformistes de l’Internationale ouvière, portaient le réformisme ; tous prenaient nombre de références dans une histoire très simplifiée et très confuse de la Révolution française ; lorsqu’après la formation du Parti socialiste SFIO, Jaurès fut devenu un des orateurs écoutés de l’Internationale ouvrière, beaucoup de chefs menchéviks jugèrent opportun de se couvrir de son nom : leurs discours composèrent un personnage de fiction auquel ils donnèrent le nom de Jaurès.
- Composer cette fiction leur était facile : il leur suffisait d’effacer des véritables propos de Jaurès tous les textes et discours qu’il avait écrits ou prononcés pour soutenir les revendications des ouvriers et des paysans de France, pour contribuer à les faire avancer, ainsi que pour faire état de ces luttes dans les débats parlementaires et autres : effacer cela était facile, parce que la Russie impériale et la France bourgeoise faisaient aux luttes de classes des conditions tellement différentes que la simple traduction en Russe des discours et textes de Jaurès traitant de ces luttes aboutissait à des textes que seuls pouvaient vraiment lire des spécialistes.
- Les Menchéviks ont donc baptisé "Jaurès" un personnage de fiction par lequel ils représentaient en Russie l’esprit de conciliation et de consensus qui prévaut dans les parlements bourgeois.
- Au lendemain de la mort de Jaurès, les manigances réformistes sont devenues cyniques à force d’évidence :

  • en France, tous les réformistes français portant l’étiquette du parti socialiste SFIO, qu’ils soient ses députés ou les membres de sa direction, ont répondu « Présent ! » à l’appel des clairons impérialistes : leur ralliement traçait déjà la ligne de la rupture opérée ensuite au congrès de Tours : leur trahison fut encore aggravée par le fait qu’ils n’avaient pas cessé de se dire membres du parti de Jaurès ;
  • en Russie, les Menchéviks purent jouer de plus belle, sans vergogne, leur "Jaurès“ fictif comme un atout pour mieux combattre la révolution en écrasant le peuple sous la guerre, et maintenir le régime capitaliste de la propriété.

- Dans l’empire russe, les pionniers de la lutte pour briser les tutelles imposées par les classes exploiteuses à la pensée des exploités étaient les communistes : les Bolchéviks avaient à tâche de briser les mouvements politiques et idéologiques bourgeois qui tentaient de prendre la classe ouvrière et la paysannerie sous leur coupe ; dans l’avant-guerre déjà, c’était le devoir prioritaire de Lénine de dénoncer les réformistes et de démasquer ses agents : et c’était son devoir de ne pas épargner le personnage de fiction composé par les réformistes et que ceux-ci avaient baptisé "Jaurès“ : il s’agssait pour Lénine de maintenir les communistes de l’empire des tsars russes à leur tâche essentielle : l’analyse concrète des conditions matérielles que l’empire des Tsars faisait à l’exploitation des peuples et aux revendications populaires, afin de contribuer à ce que les ouvriers et les paysans de l’empire ne s’écartent pas de leur intérêt premier : revendiquer les moyens de vivre dignement, que le capitalisme, prenant la suite du système féodal-oriental, leur refusait.
- Il est vain de prétendre dire comment Jaurès aurait réagi aux dénonciations de Lénine ; mais la logique qui a porté Jaurès à soutenir sans cesse ni défaillance les luttes de la classe ouvrière française contre l’exploitation capitaliste, et selon laquelle il a évolué tout au long de sa vie, cette logique n’a qu’un prolongement après le premier août 1914 : condamner radicalement le ralliement à l’Union sacrée, condamner radicalement le réformisme tout comme Lénine l’a fait, et exclure du parti révolutionnaire les réformistes et leur idéologie comme le Congrès de Tours l’a fait : mais le prolongement logique de l’œuvre de Jaurès n’a pas la valeur documentaire qui est celle de l’œuvre elle-même.
- Il reste pourtant un fait incontestable :les congressistes de Tours ont trouvé dans l’œuvre de Jaurès une très grande part de leurs raisons d’adhérer à l’Internationale communiste ; après le 31 décembre 1920, les réformistes ont fait des efforts considérables pour rejeter sur les communistes la responsabilité de la scission : c’est dans le cadre de ces efforts que se place leur tentative de récupérer l’œuvre de Jaurès.
- Je reste persuadé que Jaurès était un révolutionnaire.

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