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Les difficultés spécifiques de l’histoire sociale

Exemple : écrire l’histoire de la mutualité

Article paru dans Mémoire active numéro 30

mardi 22 février 2011, par Jean-Pierre Combe

- Deuxième partie d’une étude parue dans les numéros 29 et 30 de Mémoire active, revue de l’Institut CGT limousin d’histoire sociale. Lisez la première partie sous le titre Connaître l’histoire

De quoi s’agit-il ?

- Une mutuelle, c’est un groupe de femmes et d’hommes qui ont un même intérêt économique vital, et qui sont convenus de défendre et de promouvoir cet intérêt par les moyens suivants :

  • consacrer à cette action une part de leurs moyens personnels,
  • agir avec ces moyens ensemble dans l’intérêt de chacun d’eux,
  • agir dans le respect des principes inscrits dans les Droits de l’Homme et du Citoyen, dont le premier est l’égalité en droits de tous les habitants du pays ;
  • ces principes impliquent :
    • que chacun des membres de la mutuelle posséde sur la mutuelle des droits égaux à ceux de chacun des autres membres de la mutuelle,
    • que ni l’activité de la mutuelle ni son développement ne sauraient porter de préjudice (évalué au critère de l’égalité en droits) aux droits humains et civiques appartenant aux habitants du pays qui n’ont pas adhéré à la mutuelle.
  • Ces mêmes principes excluent :
    • qu’une personne ou un petit groupe de personnes concentrent entre leurs mains le pouvoir de décider de la marche de la mutuelle ;
    • que la mutuelle, en fonctionnant, produise du profit, c’est-à-dire l’objet que la bourgeoisie prélève sur ses entreprises : dans une mutuelle, il ne peut y avoir de profit que constitué de sommes détournées de l’objet mutualiste ; de telles sommes ne peuvent exister que lorsqu’elles ont été volées à la mutuelle.

- Une remarque s’impose d’abord :
- Nous vivons dans une société d’inégalité, dominée par la classe bourgoise, dont le rôle social est d’incorporer le profit au capital.
- Or de tous temps, la bourgeoisie s’efforce de prendre le contrôle de tous les processus de l’économie qui échappent au prélèvement du profit et, si elle n’y parvient pas, de les limiter, de les réduire et de les faire disparaître. Il s’agit pour elle d’étendre à toute la production matérielle, donc à toute l’économie, le prélèvement du profit, et pour cela, d’assurer la liberté des processus capitalistes de la finance, parce qu’ils assurent la collecte de la plus-value incorporée par le travail dans la marchandise et son incorporation dans les capitaux que possèdent les membres de la grande bourgeoisie.
- Nous devons constater que les mutuelles n’ont ni formation, ni existence possible en-dehors d’un conflit antagonique avec l’économie capitaliste : la bourgeoisie n’a jamais toléré bien longtemps que des sommes de monnaie, si petites soient-elles, circulent hors de son contrôle ; bien qu’ils n’aient jamais connu la faim, les bourgeois sont devant de telles sommes comme devant du pain qui aurait été retiré de leur bouche.
- Et c’est bien vrai : les mutuelles sont le moyen par lequel les membres de la classe ouvrière peuvent organiser sur le plan économique la protection de leurs personnes et de leurs familles contre les agressions que leur impose le fonctionnement capitaliste de l’économie ; ils peuvent mettre ce moyen en œuvre en y investissant une part de leur salaire et de leur temps ;
- l’efficacité des mutuelles consiste à interdire à la bourgeoisie de prélever du profit sur les sommes de monnaie dont elles contrôlent et organisent la circulation ; les membres de la classe ouvrière peuvent y parvenir, à condition de protéger leurs mutuelles, comme nous allons le voir.

- Les mêmes calculs utilisés de la même manière pour les sociétés capitalistes et pour les mutuelles : c’est illégitime !
- Les membres dirigeants de la bourgeoisie ont toujours étudié les mutuelles : constatant qu’elles fonctionnent malgré tout, ils y voient les débuts de la formation d’une économie bâtie sur les salaires, au lieu de l’être sur le tandem capital-profit : il n’est, bien sûr, pas question pour eux de laisser faire !
- Les bourgeois analysent donc les mutuelles : ils leur appliquent leurs propres procédés de calcul comptable : mis au point dans et pour les sociétés capitalistes, ces procédés ont pour point de départ le capital investi dans chaque entreprise ; ils consistent à suivre l’évolution de ce capital ;
- le seul critère de vérité de l’analyse économique bourgeoise est le profit prélevé sur la plus-value produite par le travail et incorporé au capital : ses procédés n’ont aucune pertinence pour analyser les mutuelles ; mais les bourgeois trouvent grand intérêt à les leur appliquer quand même : grâce à eux, ils « constatent » toujours l’incompétence des gérants que désignent les travailleurs, et « démontrent » toujours la « nécessité » d’incorporer les mutuelles dans l’économie bourgeoise, ou la « fatalité » de la catastrophe financière dans laquelle la mutuelle sombrera.
- Mais l’analyse bourgeoise des mutuelles commence par postuler l’existence de capitaux dans la mutuelle étudiée : postuler n’est pas prouver ; ensuite, elle interprète son fonctionnement en termes de dépenses de capital et de recettes à incorporer au capital, et en appelant profit la différence entre les recettes de la mutuelle et le total de certaines dépenses ; elle ne justifie jamais d’avois appelé profit cette différence, pas plus qu’elle n’expose de règle rationnelle permettant de déterminer quelles dépenses doivent être retirées des recettes pour calculer le profit, et lesquelles doivent y restées inscrites :
- par principe, l’analyse bourgeoise des mutuelles tait le sens véritable des mouvements observés sur les comptes de la mutuelle, et n’argumente plus l’analyse autrement que selon ce « profit » et selon son rapport au « capital » postulé en commençant l’analyse.
- Il est bien évident que le premier moment des analyses de ce type consiste à inscrire la conclusion de l’analyse dans ses données initiales, et que cette conclusion est établie avant même que leur « raisonnement » ait commencé : ce qu’elles présentent comme une démonstration n’est qu’un cercle vicieux ; elles ne prouvent absolument rien !
- C’est pourtant au moyen de telles analyses que les idéologues de la bourgeoisie prétendent démontrer que les processus financiers propres aux mutuelles seraient déficitaires aussi longtemps qu’ils seront entre les mains des travailleurs, et que les grands bourgeois sont seuls capables de les gérer.
- Sous la fausse légitimité de ces calculs sans pertinence, les chefs de la bourgeoisie financière utilisent alors tous les moyens, loyaux ou déloyaux, pour absorber les mutuelles dans le capital financier, c’est-à-dire pour les détruire en tant que mutuelles.
- Il est très important de remarquer que la bourgeoisie ne peut faire apparaître sa prétendue « compétence supérieure à gérer l’argent des mutuelles » qu’au bout d’une analyse qui a d’abord dépouillé la mutualité de son caractère salarial.
- Il est tout aussi important de constater que la conclusion bourgeoise selon laquelle les travailleurs sont incompétents pour gérer leur protection sociale est tout entière contenue dans le postulat qui assimile à du capital une part importante des fonds qui circulent dans une mutuelle, et qui baptise « profit » une part de ses recettes !

- C’est par de tels procédés que la bourgeoisie française a créé le mythe du « trou de la Sécurité sociale » : mais si on veut bien recalculer les comptes de la Sécurité sociale selon les strictes méthodes découlant de la loi qui l’a créée, qui sont les méthodes mutualistes, alors, le « trou », le prétendu déficit se montre pour ce qu’il est : une énorme dette que depuis plusieurs décennies, les grosses entreprises capitalistes refusent obstinément d’honorer, au mépris des obligations légales qui s’imposent tant à leurs entreprises qu’à leurs plus gros actionnaires.
- Telle est la logique du conflit qui oppose la mutualité à l’économie capitaliste ; depuis ses débuts, ce conflit oppose les travailleurs, qui prétendent agir en économie pour leurs intérêts vitaux et selon les principes humanistes de la mutualité, à la classe bourgeoise politiquement organisée dans le but de mettre toute l’économie du pays au service de la formation et du prélèvement du profit, c’est-à-dire à son service exclusif.
- L’enjeu de ce conflit est clairement une partie de la plus-value créée par le travail : c’est la part nécessaire pour assurer la santé et la vie des travailleurs et de leurs familles ; si cette part de plus-value est gérée par les travailleurs, par les membres du peuple, selon les principes mutualistes, aucun profit n’y sera prélevé ; sinon, elle sera l’objet de l’activité de sociétés capitalistes (d’assurances, de « prévoyance », etc...) qui y prélèveront le profit et diminueront d’autant les sommes consacrées à la santé des membres du peuple : ce conflit est un affrontement de classes.
- L’histoire de la mutualité est l’histoire d’un front de la lutte des classes.

- Chercher les documents
- Cela donne d’abord à l’historien deux axes de recherche : les documents de la bourgeoisie et les documents des classes qu’elle exploite.
- Parmi les documents de la bourgeoisie, l’historien est fondé à étudier les documents d’orientation et comptables des sociétés capitalistes concurrentes de la mutualité et ceux des sociétés qui vendent aux mutuelles de la réassurance ; il trouvera aussi de l’information, selon les époques, dans la presse et dans certaines œuvres littéraires, ainsi que dans la documentation privée des financiers qui s’y sont impliqués.
- L’historien étudiera aussi les documents de l’Etat ;

  • d’abord les lois règlementant les statuts des mutuelles et leur activité : ces lois imposent aux mutuelles de lourds handicaps par rapport aux activités financières des banques et des autres sociétés à capitaux privés : étudier leur évolution est essentiel à l’histoire de la mutualité, notamment parce que les sociétés capitalistes d’assurances ont toujours veillé à maintenir, à corseter les mutuelles dans l’interprétation la plus formellement stricte des règles légales particulières qui encadrent leur fonctionnement, afin d’interdire aux mutuelles de se libérer du handicap économique qui pèse sur elles ; dans ce but, elles engagent des procédures judiciaires contre les mutuelles en toute occasion, c’est-à-dire chaque fois qu’une de celles-ci semble dépasser si peu que ce soit la limite que fixe l’interprétation la plus stricte des lois sur les mutuelles ;
  • il en résulte la nécessité d’étudier les minutes des procès fréquemment intentés aux mutuelles par les sociétés bourgeoises, prétendument pour lutter contre la « concurrence déloyale » que les mutuelles feraient aux assurances si elles se débarrassaient de leur handicap !...
  • Pour toute la période s’étendant de la décadence de la « seconde République » (vers 1850), et plus précisément de la promulgation des premières lois sur les mutuelles, jusqu’à la « libéralisation » des mutuelles, intervenue au début de la « troisième République » (vers 1880), il faut aussi étudier les actes préfectoraux relatifs aux nominations des présidents de mutuelles, les rapports de police rédigés par les fonctionnaires chargés de surveiller les mutuelles et les procès-verbaux dressés par les fonctionnaires de police lors de leurs interventions.

- Bien entendu, il serait absurde d’oublier les documents propres à la mutualité :

  • ceux que les lois imposent aux mutuelles de tenir : registre des adhésions, registres des assemblées générales, livres comptables (recettes et dépenses), ... mais il est imprudent de décider ici d’une manière générale que ces documents sont bourgeois ou prolétariens. Les registres des adhésions et des dépenses des mutuelles sont très proches de la catégorie des documents des classes exploitées : ils sont une source indispensable pour comprendre le rapport que les adhérents des mutuelles entretiennent avec leur caisse, et quel bénéfice ils en retirent, notamment des points de vue de la reconstitution de leur force de travail et de la protection de leurs familles ... Les procès-verbaux des assemblées constitutives, ceux des assemblées générales et ceux de dissolution complèteront cette information sur un plan plus collectif.
  • En-dehors de ces registres, il faut se mettre en quête des documents privés des adhérents des mutuelles, de ceux des membres de leurs directions ; ces documents propres aux classes exploitées sont importants, mais beaucoup plus rares, et difficiles à trouver, pour deux raisons principales : au dix-neuvième siècle, un très grand nombre des ouvriers étaient analphabètes, et la tradition orale de la culture ouvrière et populaire que cette situation a amplifiée et renforcée s’est prolongée pendant toute la première moitié du vingtième siècle.
    - Ces documents sont rares, mais pas inexistants : depuis la première République (1792-1794), d’apprendre à lire et à écrire lorsque le besoin s’en fait sentir fait aussi partie de la culture orale de notre population ouvrière et populaire !

- Pour l’histoire de la mutualité, cette circonstance donne une grande valeur à d’autres sources documentaires que les mutuelles : ce sont les documents de toutes les autres organisations ouvrières et populaires, et d’abord ceux des syndicats, dont les documents écrits étaient fréquemment tenus par des ouvriers qui avaient appris à lire et à écrire justement pour les besoins de l’organisation, mais aussi ceux des associations culturelles, telles que bibliothèques populaires (ouvrières, ou coopératives, ou associatives,...) ou débits de boisson coopératifs (comme il en a existé dans le Bordelais, et aussi peut-être ailleurs)...
- Les documents de telles sources, et notamment les registres d’acquisition de livres et d’inventaires des bibliothèques populaires, sont précieux pour l’histoire de la mutualité, car ils témoignent de l’état d’esprit et des mouvements de l’opinion des classes populaires qui ont créé ces institutions : ce sont les mêmes classes populaires qui faisaient vivre les mutuelles, dans les limites que l’Etat leur imposait et malgré le sabotage permanent qu’elles subissaient de la part de la bourgeoisie capitaliste !

- Les documents de la bourgeoisie représentent la classe ouvrière du point de vue bourgeois, qui est caractérisé par la volonté de conjurer la prétention de la classe ouvrière à maîtriser les circuits de son propre argent (qui sont les circuits de ses salaires).

  • Pour cette raison, l’étude critique des documents de la bourgeoisie permettra de dégager un schéma complet des positions qu’elle prend en vue de l’affrontement de classe : cette étude est donc extrêmement précieuse.
  • Elle l’est aussi pour une deuxième raison : l’historien trouvera aussi dans les documents de la bourgeoisie une information précieuse sur la classe ouvrière et sur les orientations de sa défense de classe, pourvu seulement qu’il prenne la précaution (et fasse l’effort) de faire une véritable traduction : la bourgeoise présente la classe ouvrière comme sa concurrente illégitime ; il faut que l’historien lise dans cette représentation les contours de la vie réelle des exploités, que tracent l’exploitation capitaliste, la misère qui en résulte, la recherche toujours recommencée des moyens de survivre, et la connaissance de la bourgeoisie que cette vie donne aux membres du peuple.

- Les documents de l’Etat
- De la même façon, l’historien lira et étudiera les documents de l’Etat sans jamais oublier que, depuis le 9 thermidor an 2 de la République (27 juillet 1794) jusqu’à nos jours, l’Etat est d’abord l’appareil administratif au moyen duquel la bourgeoisie contraint toute la société à servir sa politique, c’est-à-dire, contraint la classe ouvrière à subir l’exploitation capitaliste directe, et toutes les autres catégories de membres du peuple à subir indirectement cette même exploitation capitaliste : cela doit le conduire à considérer les documents de l’Etat comme une catégorie de documents bourgeois.
- En somme, l’historien définit les catégories de sa collection de manière à placer l’origine de chaque document dans le mouvement réel, essentiel qu’est la lutte des classes ; ces catégories lui donnent conscience de la diversité des propriétaires qui les détiennent peut-être au moment où il les recherche ; cela étant, lorsqu’il les aura trouvés, qu’il en entreprendra l’édition critique, et afin de lire l’information qui s’y trouve, il devra définir à nouveau leur place dans le mouvement réel de la lutte des classes, en acceptant que la critique des contenus des documents place tel ou tel document dans une catégorie dont la définition sera différente de celle dans laquelle il l’aura d’abord trouvé.

- Critique et problématique
- Tous les mots de toutes les langues humaines sont ambigüs : c’est pourquoi l’historien conduira en profondeur la critique des documents de sa collection, en posant pour tous leurs mots de quelque importance la question du sens que porte chacun d’eux dans chaque document où il se trouve.
- C’est tout particulièrement vrai du mot de « mutuelle » :

  • certaines sociétés capitalistes n’hésitent pas à se présenter sous le nom de « Mutuelle » : elles définissent ainsi l’un des sens du mot de « mutuelle » ; mais ces sociétés considèrent les personnes qui s’assurent auprès d’elles comme des clients à qui elles vendent des contrats d’assurance ;
  • depuis que les réformes réactionnaires ont permis aux sociétés financières à capitaux privés de vendre des assurances dont les prestations viennent en complément de celles de la Sécurité sociale, celles-ci ont baptisé « marché » le financement complémentaire à la Sécurité sociale ; ensuite, elles ont appelé du mot de « mutuelle » les produits qu’elles proposent afin de mettre la main sur l’argent de ce « marché » : c’est de cette manière qu’elles ont redéfini le sens du mot de « mutuelle ».

- Mais ni les unes, ni les autres de ces sociétés capitalistes ne servent l’intérêt mutuel des personnes qui s’assurent auprès d’elles : au contraire, elles prélèvent du profit sur les primes auxquelles leurs clients sont obligés par contrat : servir ce profit à leurs actionnaires est le but dans lequel elles vendent des contrats, et le contenu des contrats (c’est-à-dire les obligations contractuelles, les leurs et celles de leurs clients) n’est que le moyen d’atteindre ce but.
- En vérité, ce sont des contrats à deux partenaires inégaux que les clients de ces sociétés signent avec elles, et devant ces contrats, les clients sont les partenaires dominés, exclus de toute connaissance de la marche de la société qui signe avec eux.
- Alors que le mouvement populaire donne au mot de « mutuelle » le sens d’un contrat collectif entre partenaires égaux qui ont tous le droit de connaître la marche de la mutuelle et de prendre part, avec chacun une voix, à l’assemblée générale, qui prend ses décisions essentielles : c’est un tout autre sens, et pour moi, c’est le sens véritable du mot de « mutuelle ».
- Ainsi donc, deux des sens que l’on trouve aujourd’hui pour le mot de « mutuelle » dans les documents sont faux.
- Mais il n’en résulte pas que l’historien doive écarter de sa collection les documents dans lesquels le mot de « mutuelle » ne porte pas son sens propre, au contraire : ces documents émanent de sociétés capitalistes en lutte directe contre la composante mutualiste du mouvement populaire d’organisation, et les actes concrets accomplis par les sociétés capitalistes dans leur lutte contre le mutualisme font partie de l’histoire des mutuelles et de la mutualité.

- Préciser le sens véritable des mots
- Il faut donc préciser que les sens véritables du mot de « mutuelle » et des mots dérivés sont ceux que le mouvement ouvrier de revendication a donné à ces mots :

  • les véritables mutuelles fonctionnent selon les principes inventés pour elles par le mouvement populaire d’organisation revendicative : elles sont gouvernées par l’assemblée générale de leurs adhérents, et réalisent les financements de leurs prestations de telle manière qu’aucun profit n’y soit prélevé : tous les travailleurs qui s’assurent à une mutuelle ont le droit de participer à son assemblée générale, et la totalité de leurs cotisations servira à couvrir les risques que les adhérents de la mutuelle veulent assurer ;
  • contre les mutuelles, avec tous les moyens de pression dont les sociétés financières du capitalisme sont capables pour leur publicité, le travailleur est invité à acheter à une société capitaliste un contrat d’assurance : il verra alors sa « cotisation », ou plutôt sa prime d’assurance, diminuée tout d’abord du profit collecté par cette société, le reste seulement servant à couvrir les risques assurés,... Mais même si la société qui lui vend son contrat est appelée « mutuelle », et même si le contrat que l’assureur lui propose est appelé « mutuelle », son contrat sera un contrat inégal, il restera un client et n’aura jamais aucune part à la direction de la société.

- Un affrontement de classe direct
- On le voit, la concurrence que les sociétés capitalistes ont entrepris de faire aux mutuelles n’est pas la concurrence ordinaire de sociétés égales en statut économique et « loyalement concurrentes » sur le marché : c’est bien réellement un affrontement de classe direct.
- Dans cet affrontement direct, il y a deux enjeux simultanés :

  • la part de leur salaire que les membres du peuple vont consacrer au financement de leur santé,
    - et le contrôle des processus de ce financement. Les membres du peuple qui se sont impliqués dans les mutuelles se sont affrontés directement à ce deuxième enjeu. Pour l’historien, il est aussi important que l’autre.

- Une participation de pure forme ?
- Depuis quelques décennies, le fonctionnement de certaines mutuelles, parmi les plus « grandes », a dérivé au point que leurs adhérents ne peuvent plus apporter aux assemblées générales qu’une participation de pure forme, approuvant, faute de savoir faire autrement, des décisions souvent rédigées en un langage ésotérique (un langage fait pour les seuls initiés) ou technocratique et préparées d’avance non par des membres, mais par des salariés de la mutuelle.
- Cette dérive a même rapproché le fonctionnement de certaines grandes mutuelles de celui des sociétés capitalistes concurrentes : ce rapprochement est aujourd’hui tel qu’il pourrait confirmer dans l’esprit public la même confusion à laquelle tend l’usurpation bourgeoise du mot de « Mutuelle ».
- Un autre processus ajoute encore à cette confusion : ce sont les grèves revendicatives, qui éclatent à certains moments tant dans les grandes mutuelles que dans les sociétés capitalistes concurrentes, et qui se ressemblent de plus en plus les unes aux autres : elles aussi ajoutent à la complexité des luttes de classes dont les mutuelles sont l’enjeu et le moyen.

- Ecrire l’histoire de la mutualité du point de vue de l’histoire sociale
- Voilà encore une problématique que l’on ne peut traiter qu’en faisant l’histoire de la mutualité, et en la faisant du point de vue de l’histoire sociale ; il se montre ici que, dès lors que les mutuelles ou leurs organismes fédéraux emploient des salariés, la lutte des classes place les militants mutualistes dans deux contradictions simultanées.
- L’historien doit étudier ces deux contradictions : il doit en écrire l’histoire de la manière la plus circonstanciée et la mieux argumentée possible, mais il n’a pas à dire laquelle de ces deux contradictions est principale et laquelle est secondaire : déterminer quelle est la contradiction principale et laquelle est secondaire est un important problème politique quotidien que le militant mutualiste doit affronter chaque jour ; l’historien n’a pas à résoudre ce problème à la place du militant : il doit écrire l’histoire des processus concernés, donc, écrire l’histoire de ces deux contradictions et de leur interférence.

Quelques jalons dans cette chronologie

- C’est en 1850 que les mutuelles ont reçu leur premier cadre légal. Louis-Napoléon Bonaparte présidait la seconde République et s’apprêtait au coup d’Etat par lequel la grande bourgeoisie fit de lui le second Empereur de la France post-révolutionnaire.
- Les lois et décrets de 1850 créaient deux catégories de sociétés :

  • les « sociétés libres » : elles sont créées avec l’autorisation du préfet, c’est-à-dire du gouvernement ; le commissaire de police ou son adjoint assiste de droit à leurs réunions ; elles n’ont pas de personnalité juridique (ce ne sont donc pas les mutuelles) ; le préfet peut les dissoudre à tout moment ;
  • les sociétés déclarées d’utilité publique ou approuvées par le gouvernement : leur président est nommé par le gouvernement, elles sont surveillées par une « commission supérieure d’encouragement et de surveillance des sociétés de secours mutuel », elles reçoivent des subventions d’un « fonds national de solidarité et d’action mutualiste », créé par le chef de l’état à partir d’une grande fortune privée ; c’est dans cette catégorie que vont être accueillies les mutuelles qui acceptent de sortir de la clandestinité : en vérité, les lois et décrets de 1850 ne créent pas les mutuelles : elles les mettent en tutelle sur les deux plans, administratif et financier.

- La tutelle
- La sévérité de la tutelle que le gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte imposait ainsi aux mutuelles, dans l’intérêt de la grande bourgeoisie dont il était le mandataire, fait contraste avec le soin avec lequel tous les gouvernements de la France depuis le 9 thermidor an 2 de la République (27 juillet 1794) assurent la liberté des processus financiers de la bourgeoisie : ce contraste doit attirer l’attention des historiens.
- De juin 1848 à 1850, l’armée d’Afrique commandée par le général Cavaignac, ramenée à Paris dès le mois de mai 1848, exécutait sa mission de noyer dans le sang (faisant de nombreuses dizaines de milliers de morts dans toute la France au cours de ces deux années) l’insurrection républicaine teintée de socialisme qui avait triomphé de la monarchie (dite de Juillet) en février 1848 :
- que le gouvernement bourgeois ait jugé nécessaire de recourir à une répression aussi sanglante et aussi criminelle donne à la légalisation sous tutelle proposée et imposée aux mutuelles le sens d’une concession faite au mouvement populaire de revendication, dans l’espoir d’en récupérer l’énergie ; sans doute la bourgeoisie était-elle consciente de ce que le massacre ne suffirait pas à conjurer le danger que la revendication populaire faisait peser sur la domination qu’elle exerce sur toute la société ;
- en même temps, cela pose une question : ces mutuelles que le dictateur légalise, d’où sortent-elles ?

- Examinons d’abord la tutelle :

  • sur le plan règlementaire, elle durera un quart de siècle, jusqu’à ce que de nouvelles concessions de la grande bourgeoisie rendent aux mutuelles le droit d’élire leur président ;
  • sur le plan financier, l’obligation de cette tutelle a marqué le début de l’effort que font depuis, sans cesse, les sociétés capitalistes pour se rendre maîtresses des processus financiers mutualistes : il faut noter que cet effort est organisé et fortement appuyé par l’Etat bourgeois.
  • Mais après quelques mois est apparu un troisième plan de la tutelle : le plan idéologique : les mutuelles qui ont accepté de se couler dans le moule défini par les lois et décrets de 1850 furent dès les débuts l’objet des soins attentifs des hauts fonctionnaires de l’Etat chargés de veiller à la mise en place du fonds national de solidarité et d’action mutualiste, ainsi que de deux tendances de la grande bourgeoisie capitaliste : celle des patrons paternalistes et celle des patrons philanthropes.

- En somme, les premières mutuelles légales furent le champ expérimental dans lequel trois écoles idéologiques ont interféré ; cette interférence a produit le réformisme ; il fut l’école idéologique obligatoire de la première mutualité légale.

- Relations avec les autres organisations ouvrières
- Cette circonstance a conféré au mouvement mutualiste la réputation d’un mouvement d’essence réformiste ; cette réputation pèse depuis lors comme une lourde hypothèque sur ses relations avec les autres organisations du mouvement ouvrier de revendication qui, elles, sont nées de groupements revendicatifs ouvriers ayant participé, avant la révolution de février 1848, au même mouvement, alors révolutionnaire, d’organisation ouvrière et populaire, mais qui, soit parce qu’elles avaient évolué vers la défense syndicale du salaire ou vers d’autres objets de revendication, soit par refus de toute forme de soumission, ont refusé la légalisation proposée en 1850 : ces groupements revendicatifs sont devenus les syndicats, les associations culturelles et sportives, les coopératives de consommation et de production ; cette hypothèque a marqué profondément les congrès ouvriers tenus à Paris en 1876, à Lyon en 1878 et à Marseille en octobre 1879 ; l’historien doit prendre son histoire en considération avec le plus grand soin.

- Sur la véritable naissance des mutuelles, une hypothèse s’impose : que la grande bourgeoisie ait pris explicitement la précaution de mettre la mutualité sous une stricte tutelle, cela signifie que le mutualisme existait déjà, et que la bourgeoisie avait eu le temps de comprendre toute l’importance des processus économiques, plus exactement financiers, pour lesquels les classes populaires l’avaient mis en mouvement.
- Une chose est certaine, c’est que la loi Le Chapelier votée le 14 juin 1791 par l’Assemblée législative interdisait aux ouvriers toute espèce de groupement, d’association ou de syndicat : le mutualisme est resté totalement clandestin jusqu’à la révolution de février 1848 ; pour cette raison, les premières mutuelles, quel que soit le nom qu’elles aient porté, n’ont pratiquement pas produit de documents directs : nous n’avons pour en attester que des documents indirects, ou les rapports de la police sur l’état d’esprit des populations habitant les quartiers pauvres.
- Notons que l’historien trouve aussi des difficultés de même nature, quoique moins grandes, dans l’étude des périodes pendant lesquelles les mouvements populaires ne sont pas clandestins.
- Les mutuelles ont joué un grand rôle dans la révolution de février 1848 : cela doit conduire les historiens qui respectent leur discipline à chercher des documents relatifs aux mutuelles datant d’avant la révolution de février 1848.
- Malgré la rareté des documents, quelques historiens se sont penchés sur cette période du mouvement mutualiste français ; ce que j’ai trouvé dans leurs écrits n’est que l’ébauche d’une histoire ; mais cette ébauche présente déjà un grand intérêt : elle montre que la formation des premières mutuelles fut une réaction de défense des travailleurs devant l’agression que subissaient leurs personnes et leurs familles du fait du fonctionnement quotidien de l’économie capitaliste ; sur le plan de la santé en effet, leurs conditions de vie et de travail leur causaient des maladies et des accidents, et sur le plan du droit de vivre, le chômage causait la misère et tout le cortège des malheurs qui la suivent ;
- cette ébauche d’histoire montre encore que ce mouvement d’organisation défensive des personnes ouvrières et de leurs familles se fondait sur les idées de solidarité active ; que ce mouvement faisait évoluer et perfectionnait son organisation en créant des caisses mutuelles de secours, en faisant évoluer certaines d’entre elles vers la défense syndicale des salariés, d’autres vers leur défense économique, ainsi qu’en développant tous les concepts de la coopération de consommation et de production sans ignorer les expériences des classes ouvrières étrangères, anglaise notamment, mais sans les copier non plus.

- L’élaboration du parti politique ouvrier
- Dans cette même ébauche d’histoire, je lis aussi que l’élaboration ouvrière du parti politique ouvrier indépendant de la bourgeoisie est venue postérieurement à l’élaboration du mutualisme, du syndicalisme, puis de la coopération : l’élaboration du parti politique ouvrier indépendant de la bourgeoisie a commencé en France au cours des deux dernières décennies du dix-neuvième siècle, dans les conditions créées par toute cette expérience et par la successions des révoltes populaires et des répressions qui lui fut contemporaine : la critique que Marx et Engels avaient faite de l’expérience de la Commune de Paris apparaît aujourd’hui comme une stimulation pertinente de la renaissance du mouvement ouvrier revendicatif, par laquelle Marx et Engels orientaient vers l’organisation politique explicite ce mouvement essentiellement politique, mais qui ne l’avait été jusque-là qu’implicitement,.

L’effort critique de l’historien

- Il résulte de tout cela que lorsque l’historien se place au point de vue de l’histoire sociale pour étudier l’histoire des mutuelles, il doit garder conscience de ce que son objet d’étude est fait de plusieurs mouvements,

  • dont l’un est le mouvement ouvrier et populaire d’organisation,
  • et dont un autre, absolument capital pour lui s’il veut aboutir à une histoire intelligible, est la répression de ce mouvement non seulement par l’Etat bourgeois servant les intérêts de la bourgeoisie, mais par la bourgeoisie elle-même au moyen de ses propres processus économiques (et pas seulement financiers) ;

- il en résulte que son effort critique lui fera découvrir des arguments pour répondre à plusieurs questions :

  • lorsque les sociétés capitalistes détournent le mot de « mutuelle » et l’emploient dans un sens qui n’est pas le sien, elles le font pour servir leurs intérêts : quelles ont été les étapes de ce qui apparaît aujourd’hui comme leur réussite ?
  • Afin d’atteindre leur objectif, elles ont toujours spéculé sur l’ignorance de la population dans laquelle elles prospectent leur clientèle, et elles le font encore : comment ont-elles organisé leur spéculation au fil des ans, et quelles évolutions ont-elles imprimé aux institutions de l’Etat pour en assurer le succès ?

- L’abus hypocrite qu’elles font du mot de « mutuelle » et de ses dérivés montre que la bourgeoisie n’a pas encore réussi à vider ce mot de son sens véritable : le mouvement ouvrier de lutte de classes conserve donc un intérêt majeur et essentiel pour le mouvement d’organisation mutualiste : répétons-le, cet intérêt est que l’argent que gère une véritable mutuelle telle que nous l’avons définie ci-dessus, depuis les cotisations que lui versent ses adhérents jusqu’aux prestations qu’elle leur sert, échappe au prélèvement du profit.

- Les Mutuelles de Travailleurs
- Cela doit conduire l’historien à étudier avec une attention particulière l’histoire des Mutuelles de Travailleurs ; cette histoire a commencé entre les deux guerres mondiales dans la région marseillaise :

  • des travailleurs ont fondé une mutuelle en se plaçant d’emblée dans une double contradiction : leurs mutuelles prenaient sans concession le parti de leurs adhérents, le parti ouvrier dans la lutte des classes :
  • leurs directions étaient élues avec le mandat explicite d’employer entièrement l’argent des mutualistes à reconstituer leur force de travail et à développer leurs personnes et celles de leurs familles, sachant qu’il leur fallait pour cela s’opposer à tout prélèvement de profit.

- Les fondateurs des Mutuelles de travailleurs assumaient le fait que leur prise de parti les opposait à la tendance majoritaire dans la Fédération de la Mutualité française : prendre le parti de leurs adhérents ouvriers dans la lutte des classes a immédiatement opposé les mutuelles de travailleurs au réformisme.
- L’activité des mutuelles de travailleurs fut féconde ; elle ont produit des documents du plus haut intérêt :

  • elles furent les premières, notamment à attirer l’attention sur l’évolution des entreprises capitalistes, lorsqu’elles commençaient de faire du travail lui-même un facteur pathogène (une cause de maladies), non seulement par les dangers d’accident ou par l’insalubrité grandissante (notamment du fait de la pollution du milieu de travail) auxquels les techniques exposaient les hommes et les femmes appliquées au travail, mais aussi par la tension à laquelle les salariés sont soumis, et qui atteignait déjà les seuils de l’insupportable : les mutuelles de travailleurs ont sonné l’alarme longtemps avant que la vague de suicide des dernières années vienne attester que la catastrophe est arrivée !

- J’y insiste : les militants ouvriers qui, vers 1930, ont défini et lancé les mutuelles de travailleurs l’ont fait en les orientant dans la même prise de parti qui était alors celle de la CGT-U et celle du parti communiste français : il s’agissait pour les ouvriers de prendre collectivement et mutuellement le contrôle d’une part de leur propre salaire afin de l’employer à refaire leur santé ainsi qu’à assurer la santé des membres de leurs familles, sachant qu’il fallait, pour y réussir, empêcher les capitalistes de prélever du profit sur cette part du salaire.
- Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que vers 1930, un grand nombre des militants de la CGT-U et des militants ouvriers du parti communiste français aient soutenu la création des mutuelles de travailleurs et contribué à leur fonctionnement et à leurs progrès : ce n’était que la manifestation concrète de la solidarité de classe, la solidarité des femmes et des hommes qui prennent ensemble le parti ouvrier dans la lutte des classes ; ce qui est étonnant, c’est qu’à partir du milieu du vingtième siècle, le PCF ait progressivement affaibli son engagement aux côtés des mutuelles de travailleurs, pour s’en détourner et en détourner ses militants au lendemain du mouvement revendicatif de mai et juin 1968 : il y a là une longue série de questions essentielles pour le mouvement de revendication populaire, dont il faut chercher les réponses dans l’étude de l’histoire sociale.

Les Instituts CGT d’Histoire sociale (IHS-CGT) et la collecte de documents

- Les Instituts CGT d’Histoire sociale (IHS-CGT) ont pour objet d’étudier l’histoire sociale : nous avons vu que cela commence par la collecte des documents.
- Parmi les documents de l’histoire sociale, ceux produits par les exploités sont rares : pour les périodes où la répression faisait que le mouvement populaire revendicatif était clandestin, c’est une évidence ; mais si ces documents sont plus nombreux pour les autres périodes, ils restent rares : au cours de ces périodes, le mouvement revendicatif populaire a produit ses documents, mais l’analyse du mouvement lui-même et des documents écrits qu’il a produits montre que l’activité de la revendication fut toujours supérieure à ce que les documents écrits laissés par les militants des différentes composantes du mouvement populaire de revendication et d’organisation indiquent lors de leur première lecture attentive.
- En fait, il faut prendre conscience de ce que la culture que produit le peuple de ceux qui n’ont pas d’autre ressource pour vivre que le travail de leurs mains, cette culture populaire est d’essence orale, et qu’elle le reste même lorsque tous les membres du peuple savent lire et écrire (ce qui, d’ailleurs, est loin d’être le cas en France !)
- La culture populaire, le peuple ne l’apprend pas dans les livres, ni ne la trouve proposée dans les rayons des supermarchés : elle naît du travail ouvrier dans tous les lieux où les femmes et les hommes modifient de leurs mains les formes ou la composition de la matière afin de produire l’outillage, les machines, l’habitat, l’habillement et la nourriture, bref, les conditions nécessaires à la vie humaine (dans les usines, dans les ateliers, dans la cuisine familiale, dans les mines, aux champs, en forêt, ...) ; la culture populaire émane d’un processus gestuel, visuel, tactile, sonore, olfactif et oral : l’écrit ne domine pas ce processus ; le véritable rapport de l’écrit avec le processus dont émane la culture populaire, c’est de le servir : les évènements de la production matérielle impliquant travailleuses et travailleurs, même s’ils savent lire et écrire, produisent peu de documents écrits, et ces documents-là périment souvent très vite.
- Les documents écrits que nous pouvons trouver, et qui témoignant de l’activité populaire au cours des évènements de l’histoire sociale sont en général l’expression de positions arrêtées, le résumé de décisions prises, mais très rarement l’exposé des raisonnements qui ont conduit à prendre ces positions ou ces décisions, et tout aussi rarement le récit d’un événement ou la relation d’un processus de cette histoire : même longs, mêmes collectifs, ces raisonnements restent le plus souvent oraux.
- La rareté, et pour certaines périodes l’inexistence de documents écrits produits par les travailleuses et travailleurs exploités fait que l’historien qui étudie l’histoire sociale doit le faire au moyen d’une collection documentaire unilatérale : c’est une tâche beaucoup plus complexe, dans laquelle l’interprétation joue un rôle prédominant et dont par conséquent les résultats sont entachés d’une incertitude beaucoup plus grande.

- Aujourd’hui, collecter les souvenirs
- Cela doit attirer notre attention sur la période la plus récente, celle dont il reste des témoins vivants, et qui ont vécu la vie et les luttes populaires contre l’exploitation : les souvenirs des travailleuses et des travailleurs sont en effet les documents qui manquent aux périodes antérieures, par la force des choses.
- La mise de ces souvenirs par écrit est déjà amorcée par des initiatives diverses, qui ont produit des documents en nombre, et surtout en qualité que nul ne saurait négliger ;

  • ce peuvent être les initiatives individuelles de certains militants qui se sont eux-mêmes mis à la tâche de rédiger leurs souvenirs de certains évènements dont ils ont été acteurs ou témoins, voire même de toute leur vie : je citerai pour exemples deux ouvrages récents : le livre de Pierrette Arnal, Regards dans la tourmente, et celui de Jean Maison Jeantou, un enfant de chez nous ;
  • ce peuvent aussi être des initiatives plus institutionnelles, qui rassemblent dans des revues ou dans des recueils les récits des témoins ou des acteurs d’évènements divers : tel est le cas d’anciens résistants qui ont rassemblé leurs témoignages dans les cinq éditions du livre Maquis de Corrèze, ou d’autres personnes qui ont confiés les leurs à telle ou telle revue : parmi ces récits et témoignages, nombreux sont ceux qui relèvent de l’histoire sociale, et des livres tels que les trois que je viens de citer devraient déjà occuper leur place sur les rayons des bibliothèques documentaires des Instituts CGT d’Histoire sociale.

- Cela étant, de nombreux militants, et de nombreux actrices et acteurs de notre histoire sociale sont restés en-dehors de ces initiatives, soit qu’ils estiment (à tort ou à raison) que ce qu’ils ont vécu, ou que le rôle qu’ils ont joué, n’en vaut pas la peine, soit qu’ils laissent cette tâche à d’autres, qu’ils croient plus qualifiés, soit qu’ils ne sachent comment s’y prendre (« Par quel bout est-ce qu’on commence ? »)...
- Or, si les livres que je viens de citer et beaucoup d’autres produits par la même inspiration, ainsi que certaines revues, sont déjà des sources documentaires inestimables et indispensables à tous ceux qui étudient l’histoire sociale, les documents les plus nombreux sont les souvenirs non encore écrits des évènements de l’histoire sociale vécus par les femmes, les hommes et les enfants du peuple : la partie la plus étendue et la plus riche de la collection documentaire nécessaire à l’histoire sociale est encore orale.
- Collecter ces souvenirs est donc, pour les IHS-CGT, une tâche constamment urgente, sans doute la plus prioritaire.
- Mais observons bien la réalité : le mouvement revendicatif et populaire de notre pays n’est pas clandestin ; il peut donc produire de nombreux documents écrits, et il le fait continuellement ; les plus nombreux sont les tracts ; loin derrière viennent les analyses politique, politico-économiques ou autres publiés dans des périodiques ou dans des tracts élaborés irréguliers qui se donnent pour des périodiques et portent un nom ;
- dans les tracts, nous ne trouvons en général que l’énoncé de la revendication pour laquelle le tract a été rédigé ;
- dans les périodiques, qu’ils soient syndicaux ou politiques, nous ne trouvons pas comment les analyses sont élaborées, ni comment elles se relient aux mouvements variés des opinions des membres du peuple : les documents écrits du mouvement populaire de revendication ne nous informent donc que sur une toute petite partie de ce mouvement ;
- le reste, c’est-à-dire, la plus grande partie et en même temps celle qui contient l’essentiel, nous ne pouvons le trouver que dans les souvenirs des membres du peuple et dans les commentaires que ces souvenirs leur inspirent en revenant au premier plan de leur mémoire.

- La tâche de collecte des souvenirs des militants et de leurs camarades de travail et de quartier n’est donc pas seulement urgente ; nous devons aussi l’organiser de telle manière qu’elle ne cesse pas ! Ce que nous devons définir et mettre en œuvre sur la base de ces deux principes, c’est vraiment un processus particulier.

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