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La laïcité est une réalité humaine essentielle

vendredi 27 avril 2012, par Jean-Pierre Combe

- Les contraintes qu’inscrivent dans la vie sociale des humains les idées qui les divisent et les opposent sont généralement sans rapport avec la réalité matérielle de leurs vies ;

- elles reflètent les représentations du monde, et se placent sur un plan dont l’accès est rendu malaisé, souvent interdit au commun des mortels, pour être réservé à une minorité, les prêtres et les princes ; les religions font partie de ces représentations du monde.
- Dans le royaume de France, les guerres médiévales de religions nous sont présentées comme des conflits d’idées : à première vue, catholiques et protestants se faisaient la guerre parce que les uns vénéraient les saints et la Vierge, alors que les autres ne rendaient de culte qu’à Dieu et à son fils. Bien sûr, il faut être naïf pour croire que cette divergence fut la cause de ces guerres : leur véritable cause était la propriété que les plus hauts dignitaires de l’Eglise papiste exerçait sur d’immenses domaines, et qui conférait à ces évêques et archevêques un pouvoir politique concurrent de celui des princes.
- Cette concurrence s’est muée en conflit lorsque le développement (guerrier) des hiérarchies féodales de suzeraineté conduisit les princes allemands à accomplir leurs souverainetés : c’est alors qu’ils élevèrent la revendication de nommer les évêques ; la violence de cette revendication se heurtant au refus violent de la papauté, cette « querelle des investitures » devint une guerre que perdirent les princes allemands ; mais ils persistaient dans leur revendication de nommer les évêques autant que les papes dans leur refus : les princes allemands se saisirent alors des thèses de Martin Lüther, d’Huldrich Zwingli, de Jean Huss, de Jean Calvin et des autres traducteurs de la Bible et réformateurs de l’Eglise, se déclarèrent protestants et sécularisèrent les domaines ecclésiastiques.
- Le même conflit sévissait dans le royaume de France ; le roi Philippe le Bel parvint à faire élire papes des cardinaux issus de son royaume : sous leur autorité, les évêques et archevêques de France s’abstinrent de faire obstacle aux progrès du pouvoir royal, c’est-à-dire au renforcement de la souveraineté du roi de France ; lorsque les cardinaux italiens purent obtenir à nouveau la nomination de papes italiens, l’autorité des rois de France était devenue telle qu’elle permit à François premier, à la tête de son armée, d’envahir l’Italie et d’imposer au Pape le concordat de Bologne, aux termes duquel les évêques du royaume de France seraient désormais nommés par le roi : dès lors, la sécularisation des biens de l’Eglise romaine ne présentait plus d’intérêt pour les rois de France. C’est cette situation qui permit à Henri de Navarre, s’étant fait sacrer roi de France, de réduire le conflit interreligieux en signant l’Edit de Nantes ; après lui, Louis 14 a révoqué l’Edit de Nantes et placé le conflit interreligieux sous un éteignoir fait de violence, que ses successeurs ont maintenu jusqu’à la Révolution.
- Remarquons qu’au cours de tous ces évènements guerriers, la querelle idéologique, en l’occurrence religieuse, servait aussi bien aux princes de l’Eglise romaine qu’aux princes allemands et au roi de France pour occulter la question de la propriété terrienne, recruter des armées et maintenir la fidélité de leurs troupes !
- On le voit bien : les causes et tous les moyens de la guerre étaient entre les mains des princes, des propriétaires urbains (les bourgeois, appui nécessaire du roi de France) et des membres du haut clergé.
- Le peuple, lui, ne faisait que fournir les soldats et la quasi-totalité des victimes.
- Le peuple : nos dictionnaires de l’ancienne langue grecque proposent trois mots pour traduire notre mot « peuple » : ce sont les mots « o Laos », « o Ethnos » et « o Dèmos » ; mais ces trois mots ne sont pas équivalents.
- En fait, « o Ethnos » rassemble sous sa désignation les princes et les prêtres avec le peuple soumis à leur double hiérarchie : son emploi pour désigner le peuple est pertinent lors de cérémonies rituelles ; dans l’exemple précédent, « o Ethnos » désignerait les acteurs des guerres de religions de notre Moyen Age, qui sont en fait des guerres intra-ethniques.
- « O Dèmos » désigne la collectivité qui habite un village et travaille ses terres ou pêche le long de ses côtes ; c’est le peuple organisé en vue du travail ; suivant les contextes, ce mot désigne aussi les bâtiments qui constituent le village, comme le mot espagnol « el Pueblo ». C’est le mot « Dèmos » qui a servi à former le mot « Démocratie ».
- « O Laos » désigne les membres du peuple qui ne sont ni princes ni prêtres ; ce sont les travailleurs, et mon dictionnaire précise : les paysans, les pêcheurs, les artisans, les boutiquiers... : en somme, les membres du « Laos » travaillent la matière, nourrissent toutes les composantes de l’« Ethnos », tissent les tissus dont chacun s’habille, bâtissent les palais et les temples...
- La laïcité, c’est le monde dont le peuple est le « Laos », et dont la seule loi nécessaire est le travail ; dans la laïcité, les obligations du travail passent avant toute considération idéologique ; c’est un concept très ancien : il date de quelque vingt-cinq siècles avant nos jours, comme la philosophie grecque dont il est un concept de première importance.
- Pourtant, la Révolution française n’est pas allée le chercher aussi loin ; depuis la plus haute antiquité, les sociétés n’ont jamais cessé d’employer sans les séparer des ouvriers de différentes religions au chantier de quelque ouvrage impossible sans leur coopération : notamment depuis notre Moyen Age, on a pu voir des ouvriers catholiques travailler sur le même chantier que des protestants ou des juifs : le fait est que la réalité humaine désignée par le concept grec du « Laos » est restée vivante jusqu’à nos jours ; cette réalité humaine est la laïcité ; c’est en résolvant entre eux les conflits de leurs religions que les membres du « Laos », du peuple travailleur, l’ont maintenue.
- Leur expérience vitale leur enseignait en effet que dans le travail, les idées en conflit ne comptent que dans la mesure où elles représentent les matières à travailler et la tâche à réaliser.
- Pour les ouvriers, résoudre le conflit idéologique consistait donc à :

  • mettre en évidence au sein de chacun des mouvements d’idées en conflit la représentation, si elle y existe, des matières à travailler et de la tâche à réaliser ;
  • confronter leurs diverses idées représentant la réalité des matières et de la tâche, qu’ils découvraient ainsi différentes, jusqu’à mettre en évidence une représentation unique, que tous les travailleurs adopteront pour faire le travail, en faisant passer au second plan les éventuelles différences de leurs idées de départ, même si ces différences rendent ces idées incompatibles ; l’aboutissement était :
    • d’avoir placé les lois de la matière et de ses mouvements dans la représentation commune retenue pour faire le travail ;
    • d’avoir reconnu que ces lois président nécessairement à tous les gestes du travail, du premier au dernier ; d’avoir donné dans l’exécution de toutes les tâches du travail à ces lois matérielles la priorité sur toute règle idéelle qui les contredirait ; d’avoir mis de côté les différences de représentations de la réalité qui n’ont aucune influence sur le travail proprement dit.
  • La preuve de la validité de cette démarche laïque n’est plus à faire, depuis longtemps : il y en a de nombreuses, fort spectaculaires et de grande valeur culturelle, un peu partout en France ; je me contenterai de citer l’archange du Mont Saint-Michel, qui tient debout non pas par un miracle de la foi, mais parce que les bâtisseurs de cet immeuble splendide ont observé rigoureusement les lois matérielles de la pesanteur et de l’aérodynamique !
  • Ensuite, le travail fait et livré, chacune et chacun peut évaluer la contradiction qui s’établit entre les lois de la matière et de ses mouvements d’une part, et les règles idéelles de sa propre représentation du monde réel ; si cela lui semble pertinent, il peut intégrer à sa représentation la représentation unique adoptée par le groupe ouvrier, coopérant au travail, dont les lois sont matérielles ; en le faisant,
    • il modifie sa propre représentation de la réalité du travail, et en même temps,
    • il assure la liberté de ses idées extérieures à la représentation du travail.
  • Le résultat de tout cela est de démontrer la possibilité, pour les groupes en opposition idéologique, de faire évoluer leurs idées de telle manière que leurs membres s’approprient non seulement la solution à leurs oppositions découverte au travail, mais aussi la méthode qui a conduit à cette solution ; ce qu’ils découvrent alors, c’est la possibilité de vivre ensemble, et l’enrichissement mutuel qui en résulte,
    • sur le plan matériel, par le travail fait, ou qui pourra être fait,
    • sur le plan moral, par la découverte de la fin que les humains peuvent mettre à la haine.

- La nécessité renouvelée par chaque ouverture de chantier de résoudre sur les lieux du travail les conflits d’idées afin de rendre le travail possible, cette nécessité a donc maintenu la laïcité en activité tout au long de ces siècles ; il est clair que cette résolution sans cesse recommencée et menée à bonne fin devait faire système et produire une méthode : celle-ci apparaît, me semble-t-il, à l’évidence dans les lignes ci-dessus ; je ne la développerai donc pas davantage. Il me semble beaucoup plus important d’attirer l’attention sur les conditions de son succès, qui sont les conditions nécessaires à l’accomplissement du travail, et sur ses conséquences dans l’esprit de chaque travailleur :

  1. mettre en évidence la représentation des matières à travailler et des tâches du travail contenue dans la représentation idéelle que chaque travailleur se fait du monde, si une telle représentation y est contenue : déjà, cette mise en évidence contient les premiers pas d’une démarche de mise en doute par chacun de sa représentation idéelle du monde ;
  2. que les ouvriers de l’équipe chargée du travail confrontent leur représentation idéelle ou matérielle des matières à travailler et du travail qu’ils ont à faire jusqu’à former une représentation unique, qui leur sera commune et leur permettra de faire le travail, c’est un moment essentiel qui commence une négociation idéologique d’hommes porteurs de représentations différentes, peut-être antagoniques comme peuvent l’être des religions différentes, et qui ne peut avoir lieu qu’en l’absence des prêtres de ces religions différentes (en l’absence des docteurs de ces représentations idéelles différentes) ;
  3. de ce que réussit la formation d’une représentation du travail à faire sur les matières à travailler commune à tous les travailleurs coopérant sur le même chantier, de cette réussite résulte la possibilité ouverte à chaque travailleur de réévaluer les règles procédant de sa représentation idéelle du monde (de réévaluer les commandements de sa foi) en donnant priorité aux lois de la matière et de ses mouvements, de telle manière que désormais, il obéïra à celles-ci plutôt qu’à celles-là en cas de contradiction entre elles ; de cette réévaluation résultent :
    1. la détermination du domaine dans lequel la représentation idéelle du monde (la religion) est libre parce qu’elle n’entre pas en contradiction avec les lois de la matière et de ses mouvements, et par voie de conséquence nécessaire :
    2. la restriction du domaine où s’imposent les commandements de la foi.

- C’est bien la réalité laïque du monde qui a obligé l’Eglise catholique, apostolique et romaine à abandonner le modèle antique de l’Univers, qui considérait la Terre comme plate, immobile et constituant le centre du système céleste autour duquel tous les astres tournaient ; pour que l’Eglise catholique romaine abandonne le dogme antique, les savants et la science ont joué les rôles que jouent les travailleurs et le travail dans le processus que je viens de rappeler ci-dessus, celui qui s’est montré essentiel pour le maintien multi-séculaire de la réalité laïque.
- Mais aussi, nous comprenons les raisons qui ont toujours conduit les membres des castes et classes dominantes et privilégiées à réprimer la laïcité pour en effacer toute expression culturelle : tout développement laïc de la culture menace en effet les pouvoirs politiques exercés du haut d’une religion ou d’une position sociale privilégiée.
- Au début de notre Révolution, les membres du peuple ont évidemment investi cette tradition de laïcité dans les discussions qui ont abouti à la rédaction des Cahiers de Doléances : ils ont ainsi donné un très grand poids à cette tradition dans l’élaboration des nouvelles institutions ; il n’est pas exagéré de dire que nous devons les caractères essentiels de la Nation que sont la laïcité et la démocratie à cette tradition de laïcité investie dans la revendication révolutionnaire de souveraineté populaire.

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