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Faire la révolution avec les mots de la révolution

Nation, République, Révolution, camarades, ... soyons clairs !

Etat-nation et autres confusions

mercredi 19 octobre 2005, par Jean-Pierre Combe

- Depuis quelques temps, une confusion s’empare des communistes français et les affaiblit chaque fois que sont évoqués les problèmes de l’organisation régionale de notre pays, notamment à propos de la Corse, mais aussi, avec une fréquence et une acuité sans doute moindres, à propos de nombreuses autres régions françaises.
- Nous observons qu’une entreprise se développe en défaisant la France : ce n’est pas par hasard si elle exploite cette confusion.

chapitre 1 : la confusion, moyen essentiel du gouvernement bourgeois

- Naguère, un ci-devant anarchiste étudiant parisien, devenu politicien allemand, est revenu en France chercher une validation européenne à sa carrière politique : au cours de la campagne électorale pour le « parlement européen », il avouait avec un cynisme faussement naïf que pour construire l’Europe, il faut défaire la France : cela n’avait sans doute pas encore été dit aussi clairement sur nos ondes, mais si bien en cour que soit ce politicien, il n’est ni l’initiateur ni le découvreur de cette entreprise ; il prend juste parti pour qu’elle aboutisse au succès.
- Nous observons encore que ceux qui défont la France ont fait des régions un moyen de leur entreprise : pour les créer, ils leur ont dévolu des fonctions et des ressources :

  • les fonctions désormais régionales sont d’anciennes fonctions de décision communales et départementales (les cantons d’abord détruits étant déjà presque oubliés), ainsi que des fonctions d’exécution retirées aux administrations centrales de l’état : ce transfert a privé de leurs prérogatives essentielles et des moyens autonomes de leur action toutes les institutions politiques de représentation populaire locales et départementales ;
  • les ressources sont pour le principe une part supplémentaire d’impôt de répartition et quelques impôts indirects appelés taxes (le tout augmenté pour la circonstance), mais pour le principal, les régions sont placées sous le robinet financier qu’alimente un très gros prélèvement fait en quasi-contrebande sur nos impôts et que contrôle le gouvernement provisoirement inavoué de l’Europe, de telle manière que les politiques des régions françaises sont moins conditionnées par le parlement et le gouvernement français que par le gouvernement des institutions impériales européennes, bien que celui-ci n’avoue pas encore qu’il est un gouvernement.

- Afin de tirer profit de ces préjudices portés à la démocratie, les mêmes exploitent les différences linguistiques, en développant l’habitude d’accoupler le mot peuple à l’adjectif qui dénote la capacité de parler l’une ou l’autre de nos langues régionales ; ils agissent ainsi sur un facteur sensible, car les langues que parlent les humains sont les premières de leurs valeurs ethniques, et les plus profondes. Dans le cas particulier de la Corse, ils exploitent en outre l’insularité qui donne à ce territoire une très forte homogénéïté.
- Ils s’attachent alors à conférer une légitimité aux entités ethniques que leur concept du régionalisme est susceptible de déterminer, notamment en opérant une collectivisation régionale de la revendication de liberté, ce qui leur permet de brouiller, de dévoyer et véritablement de nier la revendication individuelle de liberté, en même temps qu’ils rendent les entités ethniques mutuellement rivales et permettent l’émergence de groupes de violence, et bientôt de milices, ethniquement définis : c’est le régionalisme bourgeois ; ses agents encadrent, infiltrent et s’efforcent de prendre la direction des mouvements culturels locaux, notamment de ceux qui se donnent pour objet de faire renaître les langues de nos régions.
- En fait, l’entreprise qui vise à défaire la France a déjà produit ses champions ; pour le vingtième siècle, Philippe Pétain, ci-devant maréchal de France, est certainement le premier d’entre eux. Sitôt défaits les fascismes européens et condamnée la collaboration avec l’occupant fasciste, d’autres dont Robert Schumann ont pris le relais, en se cachant à partir de 1947 derrière le projet européen, et en s’appuyant sur les moyens énormes que leur fournissaient les grands capitalistes maîtres des économies des pays membres de l’alliance atlantique ; instituer en Europe l’empire des maîtres du capitalisme est leur but, et défaire la France est pour eux une étape nécessaire. Cette continuité essentielle relie la politique de Pétain, de ses mandants et de ses mandataires à celle dite de construction européenne qui est le parti pris par Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Daniel Cohn-Bendit et quelques autres ; ils ont poursuivi leur euvre jour après jour depuis 1947 ; la liste des destructions des entreprises publiques et culturelles, ainsi que des institutions démocratiques qu’ils ont opérées en France est impressionnante :

  • ce fut très tôt le renoncement au cinéma français, sacrifié au puissant allié états-unien par les accords signés côté français par Léon Blum, et côté états-unien par monsieur Byrnes (le cinéma français ne s’est jamais remis de ce renoncement) ;
  • presque en même temps furent réduites les prérogatives et les moyens des communes, entreprises la fermeture des lignes ferrées dites secondaires (suivie par la suppression de nombreuses liaisons qui utilisent pourtant des lignes importantes),
  • bientôt après, furent :
    • entreprise la refonte d’EDF-GDF (qui a remplacé sa structure initiale, laquelle organisait la synergie d’entreprises territoriales, par une pesante structure pyramidale centralisée),
    • supprimée la justice de paix dont les tribunaux siégeaient dans les cantons,
    • mises sous tutelle les collectivités territoriales,
    • accrus les pouvoirs des préfets.
  • la longue série des multiples réformes qu’ils ont appliquées à l’Education nationale y a fait prévaloir la concurrence sur l’étude, substituant finalement en 1981 l’égalité des chances à l’égalité en droits ; cela a paralysé la fonction de reproduction et de transmission des valeurs vitales de la démocratie qu’avait assumée notre école pendant quelques décennies ; cette paralysie a eu pour effet de mettre fin à l’appui utile que le mouvement progressiste du peuple de France avait un moment trouvé dans notre système éducatif...

- Chacune des destructions opérées au cours de l’entreprise de défaire la France a détérioré une composante essentielle de la nation, édifiée par le travail de notre peuple ; ceux qui défont la France sont parvenus à mettre la nation en péril.
- A partir de 1880, le ministre bourgeois et colonialiste Jules Ferry, agissant au moyen des administrations, mais aussi des chambres consulaires que le second empire venait de rétablir, entreprenait d’imposer aux paysans de renoncer jusque dans l’intimité de leurs foyers à parler à leurs enfants la langue de leurs parents : ce grand bourgeois prétendait renforcer ainsi l’unité nationale et améliorer l’instruction du peuple ; mais ce n’est ni d’unir la nation ni d’instruire le peuple qu’il s’agissait : en écrasant les parlers régionaux, la bourgeoisie préparait ses défenses contre les progrès que faisait en politique le mouvement ouvrier de notre pays, lui qui savait parler toutes les langues, dialectes et patois de nos régions ; elle plaçait à long terme la paysannerie de tout le pays sous son autorité, et renforçait les voies administratives de son gouvernement afin d’accaparer la délibération politique. Le fait est que sans la monoglossie, c’est-à-dire sans l’unicité de langue, les processus administratifs d’organisation fonctionnent très mal ou pas du tout ; le gouvernement bourgeois de la France a donc généralisé l’unicité de langue à toute la société, mais du même coup, il a appauvri la culture populaire, donc affaibli la nation.
- En 1980, c’est toujours la bourgeoisie qui gouverne la France : a-t-elle renversé la vapeur ? Naïf qui le croit ! Ayant subverti l’idée républicaine en un centralisme caricatural batisé « jacobinisme » pour exorciser et leurrer la critique populaire, elle impute à la République l’écrasement des langues régionales : à tort, évidemment, mais cette escroquerie la sert dans son entreprise véritable qui est de détruire l’idée même de République en même temps que toutes les solidarités susceptibles de maintenir la France populaire ; il s’agit bien réellement de briser les synergies susceptibles de résister à son autorité, afin d’ouvrir la voie à la construction de son empire qu’elle veut européen et mondial tout à la fois ; si elle renonce désormais à faire du Français la langue unique de la France, c’est uniquement parce qu’elle a choisi l’anglo-américain des milieux d’affaires comme langue unique de cet empire ; elle peut alors mobiliser le régionalisme à son service contre la nation.
- Et en effet, ses mandataires au gouvernement de la France détruisent systématiquement et jour après jour tout ce qui donne aux membres du peuple, à ceux qui ne peuvent vivre qu’en vendant leur force (intellectuelle aussi bien que manuelle) de travail, la possibilité d’agir en politique ; ils détruisent tout ce que la Révolution française, de 1789 à 1794, avait créé de moyens de liberté et de dignité populaires ; ils font cela en veillant à préserver les pires valeurs de l’Ancien Régime, celles qu’avait restaurées Napoléon premier, celles qu’avaient ensuite cultivées les rois de la Restauration, celles dont la nostalgie sert d’idéologie au courant le plus obscurantiste et autoritaire de la réaction française, celui qui fut un moment appelé le césarisme, celui dans lequel s’inscrivait Philippe Pétain, lorsqu’il supprimait la République française et proclamait l’Etat français ; ce courant participe véritablement à l’orientation du gouvernement de la France depuis le coup d’état du 9 thermidor an 2 de la République (27 juillet 1794), avant même que le Directoire fut constitué ; depuis ce poutch en effet, les institutions administratives dont la réunion est ce que nous appelons l’état contournent sans cesse les Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen ; par ce moyen, elles réduisent à néant les droits des humbles, elles protègent et promeuvent les droits des propriétaires ; c’est cela qui permet depuis lors aux plus riches de s’arroger des droits sur les prolétaires et sur les plus pauvres, de les asservir et de s’approprier le produit de leur travail. Dès les débuts de la révolution française, ce contournement méthodique fut organisé par les très grands bourgeois qui refusaient de se démettre des pouvoirs que les rois leur avaient concédés plus d’un siècle auparavant : en quelques années, ils ont fait de l’état le principal moyen dont se sert collectivement la bourgeoisie capitaliste dans son entreprise d’exploiter le travail d’autrui, et depuis lors, les gouvernements de la France, quelle que soit leur définition constitutionnelle, gouvernent au service de cette bourgeoisie, au nom du peuple et contre le peuple ; lorsque Karl Marx définissait l’état, il constatait et soulignait que le bénéfice pour la bourgeoisie d’avoir confisqué la révolution fut que l’état bourgeois assume exactement la même fonction essentielle que les états des anciens régimes : contraindre les travailleurs à subir l’exploitation.
- Ce gouvernement strictement bourgeois ne connut que quatre brèves éclipses partielles : celle des débuts de la deuxième République de février à mai 1848, à laquelle l’armée professionnelle d’Afrique mit une fin sanglante au mois de juin, celle de la Commune de Paris de février à mai 1871, écrasée elle aussi par l’armée professionnelle impériale pendant la semaine sanglante du 21 au 28 mai, celle du Front populaire, à laquelle Léon Blum a mis fin en décrétant la pause des réformes sociales, et celle de la Libération, commencée en août 1944 pour réaliser l’euvre du Conseil national de la Résistance et achevée en juin 1947 parce que telle était la condition mise par le gouvernement des Etats-unis d’Amérique pour intégrer la France dans le « plan Marshall ». Hors de ces éclipses, tous les gouvernements de la France ont gouverné au nom du peuple, mais en violant sans cesse les principes de la République que la Révolution française avait posés : déterminés en vérité par tel ou tel courant politique de la bourgeoisie, ils violent sans cesse l’égalité en droits des citoyens, réprimant les droits de ceux qui ne possèdent pas de capital pour maintenir la prospérité de la classe bourgeoise et libérer l’accumulation capitaliste.

La laïcité réduite à son contraire
- Surtout depuis 1880, les mandataires de la bourgeoisie qui nous gouvernent proclament leur esprit laïc, mais la bourgeoisie française n’a jamais coupé les ponts discrets et fiables qui la relient à la haute hiérarchie de l’église romaine ; au contraire, elle s’est toujours efforcée d’en établir de semblables avec les chefs de toutes les autres grandes religions, notamment de la musulmane ; car la bourgeoisie sait que sa puissance sera assurée au mieux lorsque les hauts dignitaires de toutes les religions maintiendront ceux de leurs croyants qui habitent la France dans une sage soumission à l’ordre capitaliste du monde ; pour cette raison et depuis longtemps, elle estime de son intérêt de substituer le pluriconfessionalisme à la laïcité, et c’est afin d’y parvenir qu’elle subvertit la laïcité en compliquant sa pratique au point d’en faire une affaire de spécialistes, administratifs bien sûr, tout en réduisant son contenu à la tolérance : si elle y parvient, elle appuiera son gouvernement sur des polices ethniques, qu’elle juge parfaitement capables de maintenir l’ordre bourgeois et le cas échéant, de canaliser les désordres pour le plus grand profit de sa dictature !
- Mais en réduisant la laïcité à la tolérance, en faisant de sa pratique une spécialité administrative, et en réduisant la vie sociale à la coexistence de communautés confessionnelles, la bourgeoisie s’en prend à l’essence même de la nation française : elle attente à la liberté de conscience de tous les citoyens !

Ce n’est pas du peuple qu’ils parlent !
- Ecoutez les idéologues professionnels de la bourgeoisie parler du « peuple tchétchène », du « peuple kossovar » ou du « peuple cubain » : Quel sens donnent-ils au mot « peuple » ? Ceux dont ils parlent, quel rapport ont-ils avec le travail ? Aucun ! Par contre, observez bien ceux qu’ils nous présentent comme des porte-parole de ces peuples : pour être tchétchène ou kossovar à la TV bourgeoise, il faut être musulman, si possible intégriste ; quant aux Cubains qu’ils nous représentent, les seuls dont nous entendons la parole sont membres de la bourgeoisie floridienne ou supranationale ! Et dans le cas du Koweït, cela devient comique : ceux qui travaillent au Koweït, quel est leur passeport ? Et de quel travail vivent les titulaires d’un passeport koweïtien ? Tant sont nombreux dans ce pays les travailleurs immigrés de Palestine, du Pakistan ou d’ailleurs...
- Les membres des gouvernements et les chefs des partis bourgeois emploient toujours le mot de peuple avec un sens singulièrement plastique : c’est qu’ils ont constamment besoin de le modeler pour faire passer leurs incessantes violations des droits des femmes et des hommes concrets que sont les membres du peuple.
- C’est ainsi que depuis plus de deux siècles, la bourgeoisie française, colonialiste, réprime dans toutes les colonies la revendication de droits égaux pour tous les êtres humains ; elle s’est notamment acharnée à dénier tout droit civique aux Algériens, et au moment même où se réalisait la victoire des peuples sur les fascismes, elle renouvelait cette répression malgré et contre le programme du Conseil national de la Résistance ; c’est elle qui, parce qu’elle prétendait administrer l’Algérie comme si les membres du peuple de ce territoire n’avaient aucun droit sur lui, a causé directement les évènements qui l’ont ensanglantée au cours des deux derniers siècles écoulés.

La nation subvertie contre elle-même
- Lorsque Jules Michelet écrit que « la nation française s’est formée autour de la langue française », il se trompe. Le peuple français a constitué la nation française au moyen de la Révolution, de 1789 à 1794, pour qu’elle remplace le roi défaillant comme acteur de la souveraineté ; en 1792, lorsque les volontaires de Valmy criaient Vive la Nation ! la langue française n’était usuellement parlée que par une minorité des habitants du royaume en révolution. A la fin de la Révolution, en juillet 1794, cette proportion était inchangée, et elle est encore restée à peu près la même pendant près d’un siècle : ce n’est qu’à partir de 1880 que la bourgeoisie a entrepris d’écraser les langues régionales et locales au moyen de l’obligation scolaire d’état. L’erreur de Jules Michelet a beaucoup contribué à l’écrasement totalitaire des langues de nos régions.
- Les bourgeois définissent la nation au moyen d’une langue et d’une religion. Il est remarquable que les idéologues bourgeois ne caractérisent les nations dont ils parlent ni par le territoire dont elles vivent ni par le mode de mise en valeur de ses ressources : pourtant, ce sont les critères historiquement décisifs. Ce qu’ils désignent sous le nom de nations, ce sont des ethnies ; le mot de nationalité leur sert à désigner différents groupes définis par différentes combinaisons de valeurs ethniques, il s’agit encore d’ethnies. Ces confusions permettent à leurs idéologues de faire du nationalisme un synonyme du fascisme : ils fournissent aux destructeurs des nations une étiquette infamante facile à coller au front de quiconque s’aviserait de les contredire, et aux fascistes, qui sont de fort efficaces destructeurs de nations, un masque trompeur de fierté nationale. A qui cette confusion profite-t-elle ?
- Un des exemples actuels les plus significatifs est celui de la « nation serbe », de la « nation croate », et de la « nation bosniaque » : les véritables différences entre ces groupes sont tout entières contenues dans les religions et dans les rapports interreligieux : ce sont donc des ethnies ; au temps de la Yougoslavie, où elles vivaient du même territoire et sous la même loi, elles participaient d’une seule nation. La destruction de la nation yougoslave par la séparation des ethnies a fait voler en éclats le principe d’égalité en droits de toutes les citoyennes et de tous les citoyens, qui servait de base à l’autogestion yougoslave, et détruit l’espérance de démocratie. Croire que la séparation des ethnies yougoslaves a créé une nation serbe, une nation croate et une nation bosniaque, ou même seulement l’une d’entre elles, serait une erreur dramatique ; en vérité, ceux qui ont brisé la nation yougoslave n’avaient qu’un but : abolir les valeurs essentielles des nations.
- Pour ce qui concerne la France, ceux qui dénoncent une menace que ferait peser sur elle le fait que la proportion de ses habitants qui croient en l’Islam est devenue comparable à celle de ses habitants qui croient en l’église catholique, apostolique et romaine, et qui se proclament les défenseurs de la France qu’ils définissent par la catholicité, ceux-là trompent le monde : ce n’est pas la France qu’ils défendent, mais le fantôme de l’ancien royaume.
- Une nation cesse d’être une nation dès lors que quelque critère ethnique, si discret soit-il, commence à y servir de signe distinctif : l’Allemagne de Hitler, la France des formations politiques d’extrême-droite, la Croatie de Tudjman ne sont pas des nations, mais des ethnies.
- Subvertir de quelque manière que ce soit la nation aboutit toujours à en faire une ethnie, et ce processus réalise toujours une violation massive de l’égalité en droits des citoyens et une destruction de la démocratie.

La république défigurée
- Le 9 thermidor an 2 de la République (27 juillet 1794), la grande bourgeoisie française a imposé sa propre conception en matière d’état : elle a perpétré ce jour-là le coup d’état qui a mis fin aux élaborations commencées au temps des « lumières philosophiques » et qui avaient largement déterminé le contenu de la constitution que la Convention avait élaborée et publiée en l’an 1 de la République, mais sans la promulguer ; désormais, l’état sera la réunion des institutions administratives tenues à la disposition du gouvernement pour exécuter sa politique : administratives, leur principe de fonctionnement est que leurs commis n’ont aucun pouvoir de décision politique. Ce faisant, la bourgeoisie reprenait sous son bonnet et pour ses propres objectifs le concept de l’état élaboré par l’ancien régime, que Louis 14 avait ainsi résumé : L’état, c’est moi !
- Lorsque Karl Marx analysera le rôle de l’état dans la société capitaliste, il traitera explicitement de l’état mis en fonction par la bourgeoisie au moyen du coup d’état de thermidor an 2 de la république, puis organisé et stabilisé par les régimes suivants, directoire, consulat, empire, royaume en restauration, et l’histoire nous permet d’ajouter : second empire, troisième république...
- Et en vérité, sauf peut-être la constitution de l’an 1 de la République, aucune des constitutions françaises n’a jamais respecté la démarche des droits humains et civiques. Au contraire, la grande bourgeoisie, avide d’élargir et de pérenniser l’exploitation du travail d’autrui, l’évite depuis toujours méthodiquement : c’est ainsi qu’elle s’efforce, depuis la crise des nationalités du dix-neuvième siècle, d’imposer deux confusions : celle de l’état avec la nation et celle de la République dans l’état. Confondre la République dans l’état a conduit la grande bourgeoisie à permettre à Philippe Pétain de supprimer la République française et de proclamer l’Etat français...
- Quant à elle, la « cinquième république » a confisqué l’essentiel des prérogatives des élus locaux, départementaux et régionaux au profit du pouvoir central, développé une interprétation de l’« unité de la république » qui prive toute assemblée territoriale de tout pouvoir de contrôle sur l’économie de son territoire, et parfait la muraille interposée entre les électeurs et la formation des lois.
- En réalité, leur République est dissoute dans l’état ; lorsque tant d’électeurs ne votent habituellement pas, lorsque les élus du peuple ne sont élus que par une minorité, lorsqu’ils ne légifèrent pas de leur propre initiative, la loi ne procède pas du peuple. Lorsque les élus du peuple n’ont aucun contrôle sur le gouvernement, lorsque le président exerce ses fonctions hors de tout contrôle parlementaire ou populaire et prend des décisions selon son initiative arbitraire, le peuple ne contrôle pas le gouvernement. En fait aujourd’hui, le président de la République a plus de pouvoir que n’en avaient nos rois d’ancien régime ; la république numéro cinq est une fausse république ; la bourgeoisie a substitué une monarchie à la République et un royaume à la nation.

La vérité sur l’état-nation
- Le concept d’état-nation confond délibérément la nation dans l’état ; il fut introduit lors du congrès tenu à Vienne après la fin de l’empire de Napoléon premier par les princes, rois et empereurs d’Europe ; les bourgeoisies européennes l’ont bientôt investi dans la crise des nationalités du dix-neuvième siècle, et c’est encore lui que le Roi d’Angleterre mettait en euvre en 1915, pour mettre fin à l’élaboration républicaine qu’avaient entreprise les populations de l’ouest balkanique en révolte contre les deux empires qui les opprimaient (l’autrichien-hongrois et l’ottoman), et pour leur imposer la souveraineté d’un « roi de Serbie » vassal du Tsar de toutes les Russies.
- Aujourd’hui, une propagande plus que centenaire semble avoir conquis l’ensemble des politiciens professionnels français au concept d’état-nation ; or, ce concept est une véritable synthèse des confusions dans lesquelles la bourgeoisie brouille le sens des mots de la démocratie. Faisant procéder la nation de l’état, il rend les citoyens aussi impuissants et soumis devant l’état que des sujets devant leur roi de droit divin ou devant leur empereur : le concept de l’état-nation fait obstacle à la conscience civique nécessaire aux citoyennes et aux citoyens pour critiquer l’état afin de le contrôler et de le maîtriser : de ce fait, la république perd son être, l’égalité en droits des citoyens est rejetée dans l’utopie, la citoyenneté réduite à néant.
- En fait, fonder la vie politique sur le concept de l’état-nation engendre une religion du pouvoir, avec pour église l’Etat ; confondre la nation dans l’état, c’est subvertir la nation en l’ethnie définie par le système de valeurs de la classe dominante de chaque pays, et aujourd’hui, la bourgeoisie domine le plus souvent directement presque partout dans le monde. Il en résulte aussi que toute guerre devient interethnique, et que la paix elle-même est verrouillée dans l’utopie.

Tyran, dictateur et monarque

  • Le monarque est celui qui gouverne seul.
  • Le dictateur aussi, sauf que la solitude peut être celle d’une équipe, d’une caste ou d’une classe sociale.
  • Le tyran est un dictateur qui étend le pouvoir qu’il exerce jusqu’à empiéter sur des domaines où le souverain n’a rien à faire, tel le domaine privé de l’individu.

- Ainsi définis, ces trois mots permettaient aux citoyens d’appliquer à leurs gouvernements un raisonnement critique.
- Mais au milieu du vingtième siècle, politiciens et idéologues bourgeois ont fait glisser le sens de ces mots : désormais selon eux, le mot « dictateur » désignerait un tyran, et le monarque pourrait ne plus être que la couronne éventuelle d’une démocratie !
- Ce glissement rendait absolument inintelligibles les concepts de dictateur employé en France entre 1789 et 1794, ainsi que ceux de dictature de la bourgeoisie et de dictature du prolétariat ; le mot tyran devenait vacant, ou au mieux un pâle synonyme du mot dictateur, et bientôt, on nous présenta un monarque comme le plus sûr garant de la démocratie !

Qu’en sera-t-il de la France s’ils réussissent ?
- Nous voyons que les politiciens et les idéologues professionnels de la bourgeoisie ont englué tous les mots de la démocratie, tous ceux dont se servent les membres de notre peuple pour participer aux délibérations politiques, dans une confusion telle qu’il semble justement devenu impossible de les utiliser pour délibérer ! Il s’agit notamment des mots de liberté, de peuple, de démocratie, de nation, de république, de langue que parlent (et écrivent) les femmes et les hommes. Même le mot France est l’objet de leurs soins mal intentionnés.
- En brouillant le sens de ces mots, ils confisquent les droits collectifs élémentaires du peuple, protègent de toute critique populaire leur pouvoir illégitime de participer seuls aux élaborations et aux délibérations politiques : en somme, ils défendent la dictature bourgeoise contre la revendication populaire.
- Ils ont besoin d’agir ainsi parce qu’aujourd’hui, la bourgeoisie jadis française s’est intégrée à un double réseau d’autorité qui a besoin que la France disparaisse : l’état qu’il faut désormais à son autorité de classe, c’est l’empire mondial avec son vassal, l’empire européen. Et il est bien vrai que le développement de l’empire capitaliste et de l’exploitation qui en est la loi essentielle est compatible avec tous les régionalismes, avec tous les séparatismes ; déjà, les régionalistes bourgeois ont donné aux régions de France la figure d’institutions post-françaises !
- Mais l’empire capitaliste est incompatible avec la jouissance des droits humains et civiques par les membres des peuples. C’est pourquoi la bourgeoisie, qui a dissout la République dans l’état et subverti la nation en l’ethnie bourgeoise, prétend maintenant en finir avec tous les concepts de la Révolution des Lumières et des Droits humains et civiques, en mobilisant jusqu’aux séparatismes pour faire éclater la France.

Communistes, que devons-nous faire ?
- En vérité, si nous traitions des problèmes de l’organisation régionale de notre pays dans les termes ainsi préparés par les idéologues que les chefs du capitalisme ont attachés à défaire la France, nous serions inéluctablement conduits à prendre parti pour un oppresseur contre un autre oppresseur et par cela même, à trahir notre propre prise de parti, qui est libératrice et démocratique.
- Il nous faut faire la clarté sur le sens des mots que nous employons, et toujours le préciser de telle manière que nos lecteurs nous comprennent et deviennent capables de nous critiquer ; le PCF s’est professionalisé en mutant : il a « oublié » de faire cet effort ; il en résulte pour nous un handicap de plus de deux décennies que nous ne pouvons absolument pas nous dispenser de rattraper.
- Les communistes ont devant eux une rude tâche !

chapitre 2 : l’apport de l’antiquité grecque

- D’urgence, il nous faut rendre vie aux concepts mis en vigueur par la Révolution française de 1789 à 1794, pour servir de base solide aux élaborations révolutionaires : les plus profonds nous viennent des textes écrits par les philosophes de l’antiquité grecque, et notamment de ceux qui concernent la Révolution démocratique athénienne, qui avait chassé les rois, aboli la signification politique du système des tribus et des clans et inventé la République pour former les lois selon le processus alors nouveau de la démocratie. Celle-ci était en vérité bien étroite et limitée puisque l’esclavage avait été maintenu et que les femmes n’y participaient pas : ce n’était qu’une démocratie de propriétaires ! Pourtant, les concepts de la révolution démocratique athénienne dépassaient cette limite.
- Leur base est donnée par les sens des trois mots de l’ancienne langue grecque laos, démos et ethnos, que l’usage traduit en Français tous les trois par le même mot peuple.

Le peuple
- Nous trouvons en Français dans l’adjectif populaire le sens de l’adjectif laïcos de l’ancienne langue grecque, qui était tiré du mot laos ; notre mot laïc en est une copie ; le mot laos désigne ce qui reste de l’assemblée générale de tous les habitants d’une cité ou d’un pays, lorsque tous les princes et tous les prêtres, c’est-à-dire tous les agents du pouvoir politique et du pouvoir religieux l’ont quittée ; dans la Grèce antique, il ne restait plus alors que les cultivateurs, les artisans, les pêcheurs et les boutiquiers, c’est-à-dire tous ceux qui transforment la matière en un bien matériel que les humains ont besoin de consommer pour vivre, ou qui transportent ces biens matériels d’un lieu à un autre ; ces activités humaines constituent le socle solide, le fond consistant de l’économie ; les communistes reconnaissent là les métiers ; c’est le sens principal du mot peuple.

Le dème
- Le mot démos désigne la population qui habite un lieu et vit des ressources matérielles qu’elle y trouve ; c’est le sens du mot espagnol pueblo qui désigne aussi bien le village que sa population ; c’est à partir de ce sens à la fois géographique et économique que les anciens Grecs ont élaboré le concept politique de démo-cratie, qui désigne le pouvoir politique lorsqu’il procède du peuple : pour que cette source du pouvoir soit active, il faut que le village constitue une cellule de l’économie en même temps qu’une unité sociale, et c’est bien à cette fin que la Révolution française avait créé nos communes.
- Il n’y a pas de démocratie sans vie communale à la fois économique et politique ! D’ailleurs, notre démocratie se meurt au rytme de la destruction qu’opère la dictature bourgeoise à l’encontre des communes de notre pays.

L’ethnie
- Nous trouvons le sens du mot ethnos dans l’adjectif ethnique, repris du nom de la science qui s’est créée en étudiant les civilisations dont les colonialistes s’appropriaient les territoires et les peuples, l’ethnologie ; les signes vestimentaires et monumentaux des civilisations parlent bien davantage des religions et de la vie des prêtres et des princes que de la vie des gens qui travaillent, et pour cette raison, l’objet de cette science est bien désigné par le mot grec ethnos ; l’ethnie, c’est tout à la fois la conscience de leur vie commune, de leur passé commun, de la commune particularité de leur place dans le monde qu’ont les membres d’un peuple et qu’ils inscrivent dans le paysage en édifiant des monuments pour la commémorer et pour la célébrer, et les institutions sociales chargées de maintenir cette conscience et d’en garantir les limites : cela concerne la représentation du monde, la mémoire et la décision d’agir ; la valeur ethnique la plus profonde est la langue que parlent les membres du groupe ; c’est en effet l’essence même de l’humanité qui produit directement la langue humaine lorsqu’elle engage l’hominisation, c’est-à-dire lorsqu’une certaine espèce de grand singe se met à transformer en travail son rapport au milieu naturel dans lequel elle vit, ce qui la transforme en l’espèce humaine ; c’est en produisant les langues humaines que l’humanité s’est rendue capable de produire toutes les autres valeurs ethniques, c’est-à-dire de produire toute la culture ; les valeurs religieuses sont moins profondes : il n’est pas exceptionnel qu’un peuple change ses croyances en matière de religion ou d’athéïsme sans changer de langue ; quant aux valeurs dont use le pouvoir politique, elles sont tout près de la surface : il est historiquement fréquent que des sociétés changent de système politique sans changer de religion.

- Laos, démos et ethnos sont trois concepts différents : il est important de les distinguer pour éviter les graves confusions que les politiciens introduisent entre les mots de nation, de peuple, d’état, et dont ils se servent en guise d’arguments ; en Français, le mot ethnie s’est imposé au cours des guerres yougoslaves de la fin du vingtième siècle comme équivalent de l’ethnos.

La démocratie
- Ce régime de formation des lois inventé à Athènes procède de l’activité politique de chaque citoyen (ni les femmes, ni les esclaves n’étaient des citoyens), et consiste dans une délibération organisée démos par démos (village par village, ou si l’on veut bien, dème par dème) : en démocratie, le peuple qui forme la loi est défini par sa relation au territoire ; dans l’antique Athènes, cette définition se limitait d’abord, en excluant les esclaves et les femmes.

chapitre 3 : de la Renaissance aux Lumières philosophiques

La France, propriété du roi
- Avant la révolution, le sens du mot France était déterminé à partir de la personne du roi : la France, c’était l’ensemble des territoires et des peuples sur lesquels le roi de France exerçait sa royauté.
- Le sens territorial du mot France variait donc au gré des mariages royaux et des guerres gagnées ou perdues : pour le souverain du royaume, son territoire n’est que l’objet de ses relations avec les autres souverains ; les variations du territoire du royaume sont le résultat banal des évolutions de ces relations. Mais le seul acteur de ces relations, c’est le roi en personne ; le rapport des sujets au territoire qu’ils habitaient passait par leur obéïssance politique à la personne du roi : la France était donc une ethnie dont les membres se reconnaissaient par leur sujétion au roi de France, et non par les territoires qu’ils habitaient. Il est à remarquer que seule une petite minorité des sujets du roi de France parlait usuellement français, et que parmi eux, seuls certains des habitants de l’Ile de France se reconaissaient comme Français : tous les autres se reconnaissaient comme Picards, Bretons, Auvergnats, ... ; dans l’expression roi de France, ce n’est pas la France qui définit le roi, mais le roi qui définit la France.

Le progrès des connaissances
- La Renaissance fut le temps de très grands progrès du mouvement scientifique dans tous les domaines de la connaissance, et notamment en matière de connaissance du mouvement des astres, de connaissance de la surface de la Terre, de connaissance du monde vivant animal et végétal, de connaissance de l’Homme...
- Ces progrès firent évoluer les consciences des membres du corps social (dont font partie non seulement les membres du peuple, mais aussi les bourgeois, les membres du clergé, les aristocrates et le roi lui-même) ; ils ont d’abord engendré la prise de conscience de ce que le mouvement scientifique de la connaissance se place hors de la compétence des autorités religieuses, quelle que soit la religion, et en même temps, hors de la compétence de l’autorité politique : le mouvement scientifique de la connaissance est laïc.

L’état ? Le roi !
- A l’approche de la Renaissance, le roi eut besoin de mettre les compétences de riches bourgeois, notamment en matière de finances et de commerce, au service de la bonne marche du royaume ; les quelques privilèges que, dans la logique du royaume, il leur concédait pour s’attacher leurs services leur permettaient de se dire serviteurs de l’état, ce qui les rapprochait beaucoup des aristocrates qui étaient les serviteurs de la maison du roi, tout en les en distinguant ; il en résultait un débat sur le sens du mot état.
- A l’apogée de la royauté de droit divin, dont un principe fondateur est que nul ne discute de l’exercice de la souveraineté par le roi, Louis 14 avait tranché ce débat en lui apportant la seule réponse que pouvait donner un roi fort de son droit divin, celle que son autorité rendait péremptoire et que rappelle l’histoire : L’état, c’est moi ! Il signifiait ainsi à tous ses sujets que l’exercice de la souveraineté n’incombant à nul autre que lui-même, il attendait d’eux la seule garantie possible de la bonne exécution de ses ordres : l’allégeance à sa personne ; en l’occurrence, cela explique autant les privilèges attachés à l’aristocratie (dite « la noblesse »), que ceux concédés aux plus riches bourgeois de la finance et du commerce.

L’inégalité, les Lumières philosophiques
- Il faut faire une mention particulière des progrès faits à partir de la Renaissance par l’observation du monde vivant animal et végétal : les naturalistes faisaient système de cette observation ; ils suivaient les géographes pour l’étendre à toutes les terres accessibles ; ils l’appelèrent bientôt histoire naturelle et la constituèrent en une science ; l’un des premiers résultats de cette science fut de démontrer que les inégalités observables entre les êtres humains, habitants des contrées diverses ou membres de différentes catégories sociales d’une même société, ne sont pas produites par la nature : par conséquent, seul l’ordre social peut les produire.
- Les progrès de la connaissance scientifique n’étaient pas restés confinés dans un cercle restreint d’initiés, ni même au sein des classes riches : les nombreuses questions qu’ils posaient aux sociétés européennes sur tous les plans de la culture provoquaient au contraire de larges discussions.
- L’ordre naturel ne produit pas les inégalités observables parmi les êtres humains : cela fait aux philosophes un devoir de les dénoncer et de les mettre à l’étude ; les discussions consécutives ont produit la condamnation du mépris dont les grands et les dominants abreuvent les humbles, les dominés et les sauvages, et relancé la discussion sur le sens du mot état.
- Ces discussions ont aussi contribué à fonder une nouvelle discipline de connaissance, l’économie politique, qui a entrepris la description critique systématique des économies européennes, aboutissant à produire le concept général du système d’inégalité, qui se réalise diversement dans chaque système économique alors observable. L’économie politique décrivait comment l’ordre social de chaque pays observé produit toutes les inégalités observables entre les humains.
- Il en est alors résulté un nouveau devoir pour les philosophes : dénoncer et analyser ces inégalités, afin que le corps social y mette fin.
- Ce sont toutes ces discussions qui ont produit les Lumières philosophiques, dont procède directement l’apport de la révolution française à l’évolution du sens des mots de la démocratie.

La revendication d’égalité
- La même prise de conscience se développait en même temps dans le peuple, donnant tout naturellement et très justement lieu à la revendication d’égalité. Nombre d’entre les savants et les philosophes ont alors pris cette revendication en compte. Ils ont élaboré et pris pour base de travail l’hypothèse que l’égalité entre tous les humains pourrait bien être le bon principe sur lequel former et constituer la société pour mettre fin à l’injustice sociale : dans toute l’Europe s’est alors formé un courant de prise de parti favorable à cette hypothèse, des sociétés d’Amis de l’Egalité virent le jour, avec des correspondants dans de nombreuses villes, de l’Atlantique à la Vistule ; dans le Royaume de France, le plus célèbre de ceux qui ont reconnu légitime la revendication d’égalité et qui ont pris son parti est le citoyen genevois Jean-Jacques Rousseau. Une génération plus tard, l’un des acteurs de la révolution qui s’avèrera des plus fermement cohérents avec la revendication d’égalité en droits pour tous les êtres humains est François-Noël Babeuf, qui a changé deux fois de prénom comme la loi révolutionaire de l’état-civil l’y autorisait : il s’est appelé ensuite Camille, puis Gracchus (ce prénom était le sien lorsqu’il fut faussement accusé de complot anarchiste, jugé à Vendôme et condamné à mort ; Babeuf, en vérité, est le fondateur du communisme en France).

chapitre 4 : au commencement de la Révolution était la revendication de droits égaux pour tous les êtres humains

- Dès lors que la critique de l’ancien Régime est fondée dans la démarche des Droits de l’Homme et du Citoyen et conduite pour satisfaire la revendication d’égalité, elle conclut que les rois n’exercent la souveraineté que par usurpation. Il est logique de penser que la souveraineté d’un pays dont tous les habitants sont égaux en droits appartient au peuple de ce pays ; l’acte décisif pour constituer la société (car le royaume de droit divin n’a pas de constitution) est donc de mettre fin à l’usurpation de la souveraineté par les rois ; si l’état monarchique n’est, comme l’avait déclaré Louis 14, que la manifestation institutionelle de la personne du roi, alors, l’état peut durer au-delà de la fin de l’usurpation à la condition d’être transformé en la manifestation institutionelle du peuple souverain ; Rousseau employait ce mot en ce sens ; il manifestait sa prise de parti révolutionaire en rédigeant des textes susceptibles de régir les modalités selon lesquelles tel ou tel peuple devrait, selon lui, s’assembler pour faire la loi. Constituer une société, beaucoup disaient constituer l’état, consistait à rédiger de tels textes et à les mettre en vigueur.

Le peuple souverain
- De ce mouvement de la pensée procèdent donc le concept de peuple souverain, la revendication d’égalité entre les humains, ainsi que le concept de la citoyenneté, qui consiste dans l’exercice par chaque membre du peuple de droits égaux de vivre et de participer à la vie politique au sein de l’assemblée générale de tous les citoyens. Comment réaliser la citoyenneté ?
- L’étendue du pays faisant de l’assemblée générale de tous les citoyens une abstraction, les discussions politiques et philosophiques se sont attachées à élaborer, toujours à partir de la revendication d’égalité, des principes plus proches de la vie concrète ; cela conduit aux principes suivants :

  • du point de vue de l’individu :
    • tout être humain a sur la société des droits inaliénables qui lui permettent de vivre dignement ;
    • l’être humain possède ces droits du jour de sa naissance à celui de sa mort, pour la seule raison qu’il est humain ;
    • ces droits sont égaux d’un individu à l’autre, de telle manière que tous les humains sont égaux en droits ;
    • la citoyenneté de chacun consiste dans la jouissance et dans l’exercice de ces droits ;
  • du point de vue de la société, l’équité de l’ordre social requiert :
    • que la constitution et toutes les institutions de la société procèdent de la citoyenneté de chacun des membres du peuple ;
    • que chaque membre de la société connaisse ses droits et en use dans le bon fonctionnement de toutes les institutions de la société, depuis l’état-civil jusqu’au gouvernement ;
    • que les citoyens évaluent le bon fonctionnement de toutes les institutions de la société non seulement selon le critère que nul ne doit voir ses droits réduits ou limités, mais bien plus, en appliquant toutes les institutions à leur objet qui est de mettre ces droits en vigueur et d’en garantir la pleine jouissance par chacune et par chacun des membres du peuple ; lorsque l’évaluation est conduite selon ce critère, il est clair que si des institutions ou une constitution tolèrent que les droits de certains membres du peuple soient réduits, limités ou remis en cause, que l’égalité en droits cesse d’exister, alors ces institutions ou cette constitution sont mauvaises et il faut, toutes affaires cessantes, les corriger.

La démarche des droits de l’homme et du citoyen
- Les révolutionaires reconnaissaient que ces principes revendicatifs fondent un processus politique permettant de réorganiser les sociétés européennes de manière à satisfaire la revendication d’égalité : c’est la démarche des Droits de l’Homme et du Citoyen. Alors déjà, elle façonnait en réalité un nouvel être-humain pour les habitants de ce qui n’était déjà plus le royaume de France ; l’énoncé des droits des individus définit très précisément la composante individuelle de ce nouvel être, et en même temps, la condition d’égalité qu’elle impose aux droits individuels annonce et assure l’équilibre nécessaire des deux composantes, individuelle et collective, de cet être, en faisant à l’être collectif le devoir d’assurer l’égalité en droits de tous les individus.

La revendication des droits de l’homme et du citoyen
- De blocage en blocage, le fonctionnement des institutions du royaume devenait impossible : la crise était devenue globale. Les privilégiés (aristocrates riches ou féaux du roi, grands et moyens bourgeois, membres du haut clergé) s’efforçaient de la résoudre selon les règles de l’ancien Régime (celles de la monarchie absolue) qui tendaient toujours au détriment de la situation sociale et matérielle des membres du peuple. Devant l’iniquité et devant la misère qui en résultaient, les femmes et les hommes qui vivaient de leur travail, les membres du peuple, s’emparaient en nombre de plus en plus grand de la revendication des droits humains et civiques, que les Amis de l’Egalité propageaient déjà depuis des années, en revendiquant d’abord l’égalité en droits de tous les sujets du royaume ; ils montraient ainsi la démarche des Droits de l’Homme et du Citoyen comme une méthode capable de produire une solution globale, véritable et juste à la crise qui engloutissait toute la société : la mobilisation populaire s’est faite pour cette revendication politique d’ensemble, produisant le mouvement révolutionaire proprement dit. Le rapport des forces s’est bientôt dégradé au détriment de la royauté au point d’inquiéter les rois et princes d’Europe : ils sont donc intervenus, tout à la fois pour arrêter cette évolution de la situation politique et pour en tirer profit en élargissant le territoire sous leur souveraineté au détriment du royaume de France grandement affaibli.
- Mais l’intervention des princes mettait la patrie des anciens sujets du roi de France en danger : le peuple est alors intervenu les armes à la main pour repousser leurs armées et permettre la satisfaction de sa revendication d’ensemble ; la levée du peuple en masse arrête l’invasion, puis le peuple constatant la défection du roi, la Convention prononce sa déchéance ; la royauté finalement abolie donne son sens aux réorganisations réalisées au cours des trois années précédentes, de 1789 à 1792, et que la Convention nationale et la Commune insurrectionelle de Paris vont compléter : le royaume est détruit par son peuple.
- En 1789, les constituants rédigeaient notre première Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et la plaçaient en préambule de la première constitution, celle du royaume constitutionnel, pour définir le cadre dont ni la constitution ni les institutions publiques ne devraient plus jamais sortir.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

délibérée et décrétée par l’Assemblée nationale dans ses séances du 20, 21, 23, 24 et 26 août 1789 :

  • Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs : afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen.
  • Article 1 : les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
  • Article 2 : le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression...
  • Article 17 et dernier : la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous condition d’une juste et préalable indemnité.

    chapitre 5 : la nation, deuxième concept de la Révolution

    - Au début de l’été de 1791, le roi avait marqué l’échec de la tentative de royaume constitutionnel, avant même que sa constitution fut promulguée, en s’enfuyant vers l’exil ; il fut arrêté à Varennes en Argonne et ramené à Paris par la force armée.
    - Après plus d’un an de vaine insistance, il fallut bien tirer les leçons de cet échec : la plus essentielle des lois de la nouvelle société votée trois ans plus tôt, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui met en vigueur la citoyenneté en en définissant le contenu, garantit au peuple sa place décisive : respectant son esprit, on convoqua une Convention nationale, pour laquelle tous les propriétaires étaient électeurs (c’était la première fois, mais ni ceux qui n’étaient propriétaires que de leurs bras, ni les femmes ne furent convoqués aux urnes : ce n’était pas encore le suffrage universel !).
    - La Convention vota la déchéance du roi pour sanctionner sa fuite ; le roi déchu, la manifestation institutionnelle de sa personne n’ayant plus de raison d’être, le mot état n’avait plus de sens.
    - Le peuple pouvait désormais exercer lui-même sa souveraineté : la Convention remit la constitution en chantier ; elle rédigea la Constitution de l’an 1 de la République, qui donnait le nom de République à l’institution en laquelle devait se manifester le peuple souverain ; ce mot est calqué sur l’expression latine res publica dont la traduction exacte est la chose publique : le mot état devenait vacant.
    - Les femmes et les hommes du peuple venaient de créer la nation en décidant de vivre désormais sous les lois qui émaneraient d’eux, confirmant l’essentielle et la plus fondamentale, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; et pendant la canonade de Valmy, les guerriers volontaires proclament sous le feu de l’armée d’invasion que c’est au nom de la nation que le peuple en armes intervient : par son intervention dans le réseau des souverains, le peuple fait de la nation l’interlocuteur avec lequel les rois et princes d’Europe devront compter désormais.
    - C’est donc l’intervention populaire qui a fondé la nation : celle-ci procède du peuple, elle est l’institution qui manifeste la souveraineté du peuple, contre les princes, rois et empereurs, souverains d’anciens régimes, et contre leurs restaurateurs. La nation, c’est le peuple exerçant sa souveraineté. L’état n’est qu’un collège d’administrations : il n’est rien ni dans l’avènement, ni dans l’essence de la nation.
    - Le concept de nation avait été préparé par les profondes discussions politiques des années précédentes. Son sens fixé lors de la bataille de Valmy est celui que Voltaire lui avait donné ; les critères de sa définition sont le territoire et le travail dont il est l’objet de la part de la population qui l’habite ; la nation a donc le même fondement et la même essence que le démos des anciens Grecs ; c’est en fait une extension du dème à un territoire assez vaste pour contenir des dizaines de milliers de dèmes ; indemne de tout critère ethnique, elle est laïque : les membres du peuple y sont libres de leur conscience ; dans la nation, la connaissance populaire ne rencontre pas d’obstacle arbitraire, et la démocratie peut se développer jusqu’à déterminer le gouvernement ; le peuple exerçant pleinement la souveraineté, la nation est possible à condition que le processus de formation des lois et le gouvernement lui-même émanent véritablement du peuple.

La Constitution de l’an un de la République
- C’est la première constitution républicaine de notre pays ; elle a pour préambule la deuxième Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : plus circonstanciée et plus précise que la première quant aux droits reconnus aux non-propriétaires, elle renouvelle la revendication d’égalité en droits de tous les êtres humains et la démarche politique qui en procède.
- La Constitution de l’an 1 de la République s’attache à définir un fonctionement concret pour l’assemblée générale des membres du peuple, en la divisant en assemblées primaires territoriales, les territoires de ces assemblées correspondant d’assez près à ce que furent nos cantons, et en faisant de ces assemblées primaires un moyen de démocratie directe.

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

préambule de l’acte constitutionnel voté le 24 juin 1793 par la convention et approuvé par le peuple au cours de juillet et d’août 1793, connu sous le nom de Constitution de l’an 1 de la République

  • Le peuple français, convaincu que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des malheurs du monde, a résolu d’exposer dans une déclaration solennelle ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le peu—ple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ; le magistrat la règle de ses devoirs ; le législateur l’objet de sa mission.
  • En conséquence, il proclame, en présence de l’Être suprême, la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen.
  • Article 1 : le but de la société est le bonheur commun ; le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
  • Article 2 : ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.
  • Article 3 : tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi...
  • Article 9 : la loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent...
  • Article 18 : tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre, ni être vendu ; sa personne n’est pas une propriété aliénable ; la loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins et de reconnaissance entre l’homme qui travaille et celui qui l’emploie...
  • Article 21 : les secours publics sont une dette sacrée ; la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.
  • Article 22 : l’instruction est le besoin de tous ; la société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.
  • Article 23 : la garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale...
  • Article 25 : la souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable...
  • Article 32 : le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité.
  • Article 33 : la résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme.
  • Article 34 : il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé ; il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.
  • Article 35 et dernier : quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

La république, objet de revendication populaire
- Mais la constitution de l’an 1 de la République ne fut jamais promulguée : cela donna au peuple à penser que la République, dans son concept, gêne la bourgeoisie ; cela laissa d’ailleurs les grands bourgeois libres de s’organiser pour leur contre-révolution, et de mettre un terme à la révolution par le coup d’état du 9 thermidor an 2 de la République (27 juillet 1 794).
- Il se montre encore que la démarche des droits de l’homme et du citoyen fait de la citoyenneté le concept à partir duquel s’élabore une société démocratique : ce n’est pas l’état qui définit la citoyenneté ! Au contraire, les humains définissent la citoyenneté en se faisant citoyennes et citoyens ; c’est en faisant usage de leurs droits de citoyens qu’ils se forment en nation et qu’ils constituent la république.

L’état, bunker de la contre-révolution
- Le fait est que depuis l’été de l’an 2 de la République (1794), le mot état est souvent employé à propos des institutions de notre pays, mais jamais avec le sens de la manifestation institutionelle du peuple souverain.
- Au début de 1789, les bourgeois privilégiés connaissaient bien l’évolution philosophique ; ils n’acceptaient l’égalité que comme l’acceptent les grands capitalistes aujourd’hui : restreinte à l’exacte mesure où l’évolution sociale les laisse jouir pleinement de leurs richesses et du pouvoir. Par leur statut de membres du Tiers état, ils passaient d’abord pour favorables à la révolution ; ils ont joué de ce préjugé pour défendre jalousement la maison du roi qu’ils tenaient des Rois de France depuis un siècle et plus, et qu’ils appelaient l’état ; ils sont parvenus à la transplanter pièce par pièce dans le nouveau régime ; par leur poutch du neuf thermidor an deux de la République, ils lui ont donné, sous le nom d’état, la légitimité du nouveau régime, pour en faire l’ossature du régime bourgeois de gouvernement ; ils ont ainsi fait de l’état la réunion des administrations au moyen desquelles le gouvernement, leur gouvernement, fera exécuter sa politique ; mais par cela même, ils ont confirmé la conscience populaire que la bourgeoisie est hostile à la République.

Dernier semestre de l’an 2 de la République : le temps du poutch
- Tous les Conventionnels et tous les membres du Comité de Salut public étaient propriétaires : bien peu d’entre eux comprenaient que les membres du peuple qui ne possédaient que leurs bras ne cessent pas de revendiquer alors même qu’ils combattaient pour sauver la Révolution. Pendant l’hiver de l’an un de la République (1792-1793), la population parisienne fut en proie à une disette qui conduisit les Sans-Culottes organisés en sections à revendiquer que la Convention fasse cesser la spéculation sur les grains, notamment par la taxation, afin de garantir l’approvisionnement en vivres de la population : on vit Marat lui-même, avec la majorité des Conventionnels, s’y opposer.
- Les grands bourgeois organisés pour conserver et étendre leur pouvoir surent tirer parti de cette incompréhension : pendant l’hiver de l’an deux de la République (1793-1794), le parti royaliste et les diverses factions contre-révolutionaires engagées dans l’affrontement armé semblant devoir l’emporter, les grands bourgeois réussirent à effrayer les Conventionnels ; ils obtinrent du Comité de Salut public une double répression, contre les royalistes parisiens et contre le mouvement organisé des Sans-Culottes. Le mouvement Sans-Culottes décapité, les comploteurs bourgeois ne rencontrèrent plus d’obstacles : ils préparèrent librement leur coup d’état, qu’ils commirent le 9 thermidor an 2 de la République (27 juillet 1794).
- Gracchus Babeuf était un Sans-Culotte : il fut sévère pour le gouvernement révolutionaire ; cela lui valut d’être emprisonné et le sauva provisoirement de la guillotine, les poutchistes de thermidor le prenant un moment pour l’un des leurs.
- Au cours de ces évènements dramatiques, les membres du peuple constataient d’abord que le report à la paix de la promulgation de la Constitution de l’an 1 de la République, décidé sous la responsabilité de Robespierre, ajournait l’avènement réel de l’égalité en droits sans fixer d’échéance ; peu de mois plus tard, ils voyaient la grande bourgeoisie reprendre la direction des affaires et reconstituer un système d’inégalité sous le nom de Directoire, en vidant la République de toute signification concrète (plus tard, tout en appelant du nom de République l’institution de son pouvoir total, l’état, elle placera à son sommet non pas un président, mais un empereur : ce sera Napoléon Bonaparte !).
- A la suite du coup d’état de thermidor, l’état bourgeois devint le moyen du gouvernement, pendant que la misère et l’injustice infinies restaient le lot des membres du peuple : Babeuf réussit à faire reparaître son journal le Tribun du Peuple, et se remit à la tâche de défendre les revendications vitales des membres du peuple ; il fut accusé d’« appeler à la rébellion, au meurtre et à la dissolution de la représentation nationale » et emprisonné de nouveau pendant l’hiver de l’an trois de la République.

La revendication populaire de la République
- Au printemps suivant, les Sans-culottes parisiens s’insurgèrent par deux fois, le 12 germinal et le premier prairial, pour le pain et pour la constitution de l’an 1 de la République.
- Dans les prisons pleines de républicains et de Sans-culottes, Babeuf rencontrait de nouveaux amis, des conventionnels montagnards, des survivants du mouvement organisé des Sans-culottes, de ceux qu’il appelait les véritables amis de l’égalité ; ils délibérèrent de porter dans le peuple la revendication que soit promulguée la constitution de l’an 1 de la République ; libérés après la canonade du 13 vendémiaire an 5 de la République, ils se mirent à cette tâche : ils déterminèrent ainsi un mouvement qui reconnut bientôt le mot de république lui-même comme fédérateur de la revendication populaire contre l’Etat bourgeois : c’est ce mouvement qui a chargé le mot de république du sens qui en fait la manifestation institutionnelle du peuple souverain. Six décennies plus tard, Napoléon 3 devenu président de la République, la grande bourgeoisie tentait d’opérer la dissolution de la République dans son état : il en est résulté une confusion que la « troisième République » n’a rien fait pour effacer, que Philippe Pétain a exploitée, et que la bourgeoisie entretient jusqu’à ce jour...
- Ainsi, l’état, dans le sens où nous employons ce mot aujourd’hui, n’a été qu’un abri blindé dans lequel la bourgeoisie privilégiée de l’ancien régime a protégé de la Révolution ses propres valeurs et les institutions de son pouvoir, dont la plus essentielle est la propriété privée des capitaux et l’appropriation privative du profit, pour les remettre en pleine vigueur une fois la Révolution terminée.
- Etonnez-vous après cela de l’attention et des soins que les réactionaires consacrent aujourd’hui à la continuité de l’état !

Qu’est-ce que la République ?
- En septembre 1792, la Révolution parachevait la nation, acteur de la souveraineté populaire et premier élément de réalité du peuple souverain ; dès lors, le mot régalien n’a plus de sens, et ne garde que des usages contre-révolutionaires.
- Simultanément, l’échec survenu un an plus tôt du royaume constitutionel s’avérait irrémédiable, conduisant les révolutionaires à dissoudre l’Assemblée législative, à réunir une Convention nationale et à prononcer la déchéance du roi.
- Il fallait désormais donner corps aux processus par lesquels le peuple déterminerait désormais à chaque instant l’action nationale : il s’agit de former les lois, d’instituer les grandes fonctions nécessaires à la vie de la société, telles que par exemple la propriété terrienne ou industrielle, la monnaie, ou l’ensemble des droits qui assurent l’accès de l’être humain aux denrées nécessaires à sa vie... et de conduire les affaires publiques et notamment l’économie, c’est-à-dire de gouverner.
- Il s’agit en outre de faire tout cela en exécution et sous le contrôle de la seule volonté populaire ; mais du point de vue du fonctionnement concret de la société, le peuple n’est qu’une abstraction : il faut donc établir les règles grâce à l’observation desquelles les citoyens concrets euvreront concrètement à la détermination de l’action nationale dans tous les domaines de la compétence du souverain. De telles règles font apparaître la volonté populaire comme le résultat explicite du concours des volontés de tous les citoyens : la volonté populaire n’existe pas lorsque les citoyens n’expriment pas de volonté.
- La Convention pensa l’ensemble de ces processus sous le nom global de république : la révolution constituait ainsi le deuxième élément de la réalité du peuple souverain.
- La nation est le peuple exerçant sa souveraineté, c’est-à-dire, déterminant lui-même à tout instant et totalement l’action nationale : la république, c’est le processus institué par lequel le peuple forme les lois et le gouvernement et contrôle la conduite de l’action nationale.
- C’est un fait que depuis toujours, sous tous ses aspects et dans toutes ses structures, l’état est déterminé par son essence administrative : il est complètement déterminé par l’objet d’exécuter des décisions prises par ses chefs, au point que son fonctionement quotidien exerce une pression qui exclut le citoyen de la réflexion politique. Par conséquent, du point de vue de l’exercice par chaque être humain de ses droits humains et civiques, identifier la république à une forme de l’état revient à réduire la république à son contraire. On verra plus loin que ni Marx, ni Engels, ni Lénine ne commettaient cette erreur.
- Le concept révolutionaire de la république s’oppose au concept de l’état en ce qu’il donne réalité à la dimension politique de la vie du citoyen, alors que le concept de l’état nie cette dimension politique.

Quel sens la Révolution a-t-elle donné au mot de France ?
- En cinq ans de révolution, le peuple sur lequel avait régné le roi de France a détruit la royauté et le royaume, et donné vie à la nation, que déterminent la terre et le mode du travail que lui applique le peuple, pour la substituer aux rois, aux princes et aux empereurs ; cet événement, la France qui cesse d’être un objet des relations entre empereurs, rois et princes pour devenir un acteur de ces mêmes relations, est la Révolution, et c’est l’euvre collective du peuple.
- Depuis la révolution en effet, la France est une nation ; elle n’est donc pas catholique, ni même chrétienne : elle est laïque ; elle existe hors les religions et indépendamment d’elles ; c’est pour cette raison que le croyant peut être libre de croire en la religion de son choix, et qu’il n’a pas à en répondre devant quelque police que ce soit.
- La France est une nation : elle existe parce que les femmes et les hommes qui l’habitent ont voulu vivre de son territoire selon une loi commune qui émane d’eux ; la plupart des anciens sujets du roi de France ignorant totalement la langue française, ils ont manifesté cette volonté dans toutes les langues qu’ils parlaient ; les plus nombreux des révolutionaires parlaient leur langue régionale ou locale : breton, picard, provençal, savoyard, auvergnat, vendéen, limousin, gascon, languedocien, corse, etc..., etc... La pluralité des langues est aussi un caractère constitutif de la laïcité !
- Quoi qu’aient pu en écrire l’abbé Grégoire, l’historien Jules Michelet et quelques autres, la Révolution, qui a commencé au printemps de 1789 et fut achevée le neuf thermidor an deux de la République, c’est-à-dire le 27 juillet 1794, n’a rien changé à l’équilibre établi entre les diverses langues, dialectes et patois parlés par les habitants du territoire sur lequel elle s’est produite.

chapitre 6 : l’apport de Marx, d’Engels et de Lénine

- Lorsque Marx et Engels parvenaient à l’âge d’homme, des mouvements populaires révolutionaires consécutifs à la chute de l’empire de Napoléon premier bouleversaient beaucoup de principautés et royaumes allemands. Inspirés comme la révolution française par la revendication d’égalité en droits pour tous les êtres humains, ils prétendaient renverser les trônes et abolir l’ancien régime.
- A cette époque, la grande bourgeoisie tenait fermement le pouvoir depuis plus d’un siècle en Angleterre, où elle avait réussi à cantoner la famille royale dans un luxueux rôle de représentation ; c’était aussi le cas en France depuis le 9 thermidor an 2 de la République (27 juillet 1794), grâce à la Terreur blanche, répression de masse qui fit au bas mot trente et sans doute beaucoup plus de soixante mille morts parmi les membres du peuple ; en Allemagne, la bourgeoisie négociait donnant-donnant : son engagement sans réserve dans la répression des mouvements populaires était le prix dont elle payait aux rois et princes allemands les compromis qui la portaient au pouvoir.

Le socialisme
- Quoiqu’étudiants et fils de bourgeois, Karl Marx et Friederich Engels avaient pris le parti de la révolution et participé aux mouvements populaires. En même temps qu’ils militaient, ils ne cessaient pas d’étudier.
- Ils ont fait leur la revendication socialiste, ainsi nommée parce qu’elle déclare comme le faisaient Gracchus Babeuf et les Amis de l’Egalité que le besoin individuel de vivre oblige également la société à l’égard de chacun de ses membres, parce qu’elle considère que c’est le besoin individuel de vivre qui est inscrit dans la constitution, loi fondatrice de la société, sous la forme de la déclaration des droits humains et civiques, et parce que les progressistes veulent voir dans la constitution l’énoncé du Contrat social dont le concept avait été développé par Jean-Jacques Rousseau.
- Pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, ceux qui pensaient comme eux pouvaient formuler le même jugement que Gracchus Babeuf et concevoir la révolution commencée en 1789 comme l’entreprise collective inachevée du corps social, qui devait abolir le système d’inégalité et le remplacer par un système d’égalité.

Transformer le monde
- Ils ont réagi à l’attitude adoptée contre les mouvements populaires révolutionaires allemands par la grande bourgeoisie allemande en intégrant à la revendication socialiste le parti pris d’agir dans la réalité pour transformer réellement le monde : sûrs que la revendication d’égalité en droits pour tous les humains est juste, ils ont pris le parti de relancer la révolution et de la mener à bien.
- Les mouvements révolutionaires écrasés en Allemagne, Marx et Engels se sont attachés avec bien d’autres, dont le poète allemand Heinrich Heine, à maintenir et à continuer le mouvement idéologique qui en avait procédé, de manière à contribuer au dévelopement des mouvements populaires futurs ; c’est en véritables amis de l’égalité, selon le mot de Gracchus Babeuf, qu’ils apportaient à l’action révolutionaire leur contribution militante : en aucun de ses chapitres, en aucun de ses points, l’euvre de Marx ne peut être un moyen par lequel un chef ou une caste prendrait le pouvoir sur la société, sur le peuple ou sur la classe ouvrière. Se revendiquer de Marx pour prendre le pouvoir, c’est trahir Marx.

Comprendre le monde
- Il fallait d’abord concevoir l’accomplissement de l’euvre révolutionnaire : comment penser le monde et sa marche réelle ? Comment penser la réalité ? Quels sont les rapports entre l’esprit et la matière ?

Le matérialisme
- S’agissant de comprendre l’opposition classique entre la matière et l’esprit, qui est un débat permanent de la philosophie depuis qu’elle existe et partout où elle existe, Marx et Engels se sont placés dans la tradition matérialiste, qui pose en principe premier que dans l’Univers, la matière est première, et que l’esprit vient ensuite : sans matière, pas d’esprit, ne serait-ce que parce que c’est la matière qui porte l’esprit ! Ainsi, de sa naissance à sa mort, chaque être humain produit sa pensée à partir des deux rapports essentiels qui le relient l’un à chacun des autres membres de la société dont il fait partie, et l’autre à ce qu’il fait ; ainsi, toute société établie produit collectivement sa pensée à partir de la pensée de chacun de ses membres, et au moyen de tous les rapports interindividuels qu’entretiennent ses membres ; ainsi, la pensée de la révolution n’est pas apportée au peuple par quelque génie, mais produite par le peuple en révolution.

La dialectique
- Les évènements révolutionaires les plus essentiels résultent de mouvements populaires échappant à toute autorité instituée : il faut donc comprendre d’une part comment les individus peuvent, en l’absence de toute autorité, se transmettre les uns aux autres leurs expériences et plus généralement les idées de toutes sortes qu’ils ont formées, formant parfois une idée collective d’action nécessaire, ou même une décision d’agir, heureuse ou malheureuse ; il faut comprendre d’autre part comment ces multiples transmissions transforment les idées de telle manière qu’elles peuvent ne pas subir l’oubli, devenir collectives, et former des systèmes collectifs d’idées, des représentations collectives vraies ou fausses du monde.
- Pour comprendre cela, Marx et Engels écartent les modes de pensée dans lesquels la représentation du monde est posée a priori, c’est-à-dire les modes de pensée métaphysiques, et reconaissent que les humains réalisent ce travail des idées par le dialogue d’individu à individu et par son extension au groupe, qui est le colloque.
- La dialectique est l’art de dialoguer, dont l’art de raisonner est un mouvement essentiel ; elle traite des échanges d’arguments au cours du dialogue et du colloque : le vecteur de ces processus est pluriel : ce sont les langues que parlent les femmes et les hommes.

L’économie : les intérêts de classe
- L’histoire pour eux toute récente de la Révolution française et la manière dont la grande bourgeoisie commerçante et financière du royaume de France a d’abord protégé ses richesses, ses privilèges et ses pouvoirs essentiels, puis s’en est servie pour maintenir le peuple dans la misère et l’injustice et saisir tous ceux des pouvoirs gouvernementaux qui lui avaient d’abord échappé, ne pouvait qu’attirer l’attention de Marx et d’Engels sur l’importance de l’économie dans la révolution, et plus généralement dans l’évolution des sociétés.
- Ils ont repris en considération les travaux des fondateurs de l’économie politique, dont l’économiste anglais Ricardo qui avait, au siècle précédent, mis en évidence les classes sociales et leur incessante lutte économique ; ils se sont attachés à l’étude de la stabilisation des rapports entre classes sociales après que la bourgeoisie se fut installée au pouvoir, d’abord en Angleterre, puis, tirant le profit du bouleversement révolutionaire provoqué par la revendication d’égalité, en France, puis en Allemagne.
- Deux constatations devaient alors s’imposer à Marx et Engels : d’abord, les révolutions européennes n’avaient abouti nulle part à établir une société réalisant le système d’égalité ; ensuite les aristocrates et les bourgeois n’interviennent pas en politique en tant que citoyens, mais en tant qu’aristocrates ou que bourgeois.
- Ils devaient alors comprendre que les gouvernements formés par les aristocrates et les bourgeois ne sont pas déterminés par les opinions individuelles des ministres, mais par les intérêts collectifs de leurs classes dans la lutte économique qui les oppose aux autres classes de la société.
- Ils comprirent encore que partout et toujours, les bourgeoisies défendent et défendront leur exclusivité au gouvernement contre toute justice, contre toute revendication populaire, et en usant sans retenue de la violence d’état (police et armée, officielles ou non), ainsi que du contrôle idéologique contre les peuples : ils constataient ainsi que les systèmes politiques encadrant les sociétés européennes sont autant de dictatures de la bourgeoisie... Il leur restait à rechercher quels pouvaient être dans les débats politiques les intérêts des absents, les intérêts des membres du peuple.

Prendre parti
- Les circonstances créées par l’arrêt de la révolution semblent les plus favorables à la classe que l’avatar capitaliste du système d’inégalité place en position dominante : mais celui qui fait l’effort de le comprendre, qui reconnaît la foule des victimes de l’injustice dans la classe dominée, celle des exploités, et qui prend son parti, peut relancer la prise de parti révolutionaire avec de grands espoirs de mener à bien la révolution de l’égalité.

Le matérialisme
- Les conditions de la révolution font qu’un homme seul, ou un groupe, ne peut pas la penser ; l’un comme l’autre ne peuvent qu’y contribuer, ou la combattre : la pensée de la révolution n’existe que collective, et la révolution ne peut aboutir à bonne fin que si elle est cohérente : à quelles conditions les révolutionaires pourront-ils s’assurer que leurs actions individuelles se faisant collectives produiront réellement la révolution ? La première de ces conditions est que la pensée révolutionaire soit cohérente indépendamment des individus qui la produisent. Cette condition sera réalisée si tous les révolutionaires adoptent pour tous leurs critères de vérité une source indépendante de l’être humain : une seule source satisfait à cette condition, c’est le mouvement de la matière. La pensée révolutionaire est matérialiste afin d’être cohérente.

La dialectique
- La transformation révolutionaire qui dévoilait sa cohérence sous les yeux de Marx et d’Engels résultait d’une action populaire massive intervenue sans préparation d’état-major ; dans l’action révolutionaire, le rôle des chefs et des généraux fut en réalité très subalterne ; cela devait attirer leur attention sur trois caractères de la dialectique :

  • d’abord, elle développe les dialogues et les colloques en l’absence de toute autorité ;
  • ensuite, elle transforme les idées individuelles : à partir des arguments échangés, elle élabore des idées collectives qui sont celles du groupe qui a participé aux dialogues ou aux colloques, sans imposer à l’individu d’abandonner ses idées individuelles ;
  • enfin, les idées collectives qu’elle produit peuvent former système, et prétendre représenter le monde.

- Ces trois traits caractéristiques font de la dialectique le mode de pensée qui permet et stimule la participation de tous les individus à l’élaboration de la pensée collective.
- Avec raison, Marx et Engels voyaient que la revendication de l’égalité en droits, la révolution démocratique doit être pensée dialectiquement, sous peine d’être bientôt trahie : la dialectique est le mode de pensée qui fonde toute démocratie, le seul mode de pensée compatible avec le système d’égalité.

Le rapport des forces
- S’agissant de penser la révolution, le rapport des forces est décisif.
- La révolution a commencé en 1789 parce que presque tous les membres du corps social étaient révolutionaires : jusqu’en juillet de cette année-là, seuls le roi et ses féaux s’opposaient à la révolution.
- Dès le cinq août, la bourgeoisie terrienne avait obtenu ce qu’elle voulait : partout où les paysans concernés avaient tardé à revendiquer le partage des domaines seigneuriaux entre ceux qui les travaillaient, et partout où les titres de propriété nobiliaire existaient encore, interdire ce partage ; en général, débouter les paysans de leur prétention à posséder la terre qu’ils travaillaient, et s’arroger le droit d’acheter selon le mode bourgeois de l’achat et de la vente, les domaines sur lesquels les aristocrates prélevaient jusque là les droits seigneuriaux ; ces achats établissant tous les droits bourgeois sur les biens possédés, conduiraient nécessairement à réduire les paysans au rang de domestiques agricoles ou au chômage. Le système idéologique bourgeois, qui domine la France, appelle cela d’une antiphrase : l’« abolition des privilèges » ! En quelques jours, cette partie de la bourgeoisie riche s’est retirée du camp de la révolution, devenant véritablement contre-révolutionaire, mais couvrant du drapeau tricolore, avec le plus grand soin, ses intérêts égoïstes !
- Catégorie par catégorie et mois après mois, toute la bourgeoisie suivit la même évolution. Gracchus Babeuf le soulignait déjà, remarquant que lorsque vint le mois de septembre 1792, celui de la convocation de la Convention, il ne restait plus dans le camp de la Révolution que la nombreuse classe des travailleurs et les véritables amis de l’égalité.
- Marx et Engels ont toujours gardé conscience de ce que le nombre est un facteur décisif de la révolution. Ce facteur étant du côté du peuple travailleur, comment faire qu’il produise ses effets ?

Prendre le parti des exploités
- L’absence, dans les débats des assemblées constituante, législative et de la Convention nationale, d’une parole procédant des citoyens non propriétaires devait attirer l’attention de Marx et d’Engels : ils ont reconnu que l’autre classe mise en évidence par Ricardo, l’exploitée, celle que forment les humains qui, n’ayant pas de moyen de produire, doivent vendre leur force de travail à ceux qui possèdent ces moyens, manquait réellement à toutes les assemblées représentatives et à tous les gouvernements de la révolution.
- L’expérience de l’installation au pouvoir de la grande bourgeoisie, de 1789 à 1799, fixait donc une première tâche révolutionaire, immédiate : faire valoir en politique les intérêts des exploités, avec pour objectif que leur parole participe de plein droit aux délibérations politiques de tous les niveaux, depuis l’individu jusqu’aux assemblées constituante et législatives, et jusqu’au gouvernement lui-même.
- Marx et Engels ont montré qu’accomplir cette tâche requiert des membres du peuple, des membres divers de la classe ouvrière et d’abord des prolétaires, hommes et femmes, qu’ils n’abandonnent jamais leur revendication salariale, qu’ils n’affaiblissent jamais leur pression revendicative, qu’ils l’élèvent au contraire jusqu’à ce qu’elle investisse la politique, et qu’en même temps ils prennent pleinement conscience de leur rôle dans l’économie, qu’ils intègrent cette conscience dans leur revendication d’égalité, qu’ils l’élargissent et l’élèvent jusqu’à la mettre à la mesure de la société elle-même.
- C’est ainsi qu’ils produiront leur propre discours politique ; quant aux révolutionaires qui ne sont pas membres de la classe ouvrière, qui ne sont pas prolétaires, ils n’ont rien de mieux à faire pour la révolution que d’agir en véritables amis de l’égalité : intégrer leurs propres intérêts aux intérêts révolutionaires de la classe exploitée, et sur cette base, participer en conscience à la revendication populaire.
- Mais pour faire valoir les intérêts politiques collectifs de la classe exploitée dans la formation des lois, dans la détermination des gouvernements et dans la conduite des affaires communes à tous les niveaux territoriaux de la collectivité nationale, produire le discours qui les exposera ne suffit pas : il faut aussi obtenir que la majorité du corps social porte ce discours dans tous les débats des assemblées politiques et jusque dans le gouvernement.
- Par conséquent, l’action révolutionaire est constituée de deux efforts : faire en sorte que les prolétaires et les autres exploités produisent le discours politique propre à la classe exploitée, et rassembler la majorité du corps social pour porter ce discours.

Dans cette recherche, Marx et Engels nous ont apporté :

  • le concept de la lutte des classes qui se développe simultanément en économie, en politique et en idéologie, et qui élargit le concept de lutte économique des classes sociales élaboré un siècle auparavant par Ricardo, en ouvrant tout grand, sans limites, les champs politique et culturel au mouvement de la revendication ouvrière ;
  • le concept du travail comme rapport spécifique de l’humanité au reste de la nature, ce qui fait du travail un objet de l’écologie (constituée en une science au début du troisième tiers du dix-neuvième siècle, avec notamment la Morphologie générale des Organismes d’Ernst Haeckel, éditée en 1866 à Berlin, et dont les travaux préliminaires ont été marqués par la Géographie des Plantes, d’Alexander von Humboldt, parue en 1805) ;
  • le concept de la division sociale du travail, qui relie les structures de chaque société à la division qu’elle fait du travail en tâches à répartir parmi ses membres, selon le sexe, selon la propriété, ou selon tout autre critère, afin d’assurer sa conduite ;
  • la conscience de ce que la source unique du pouvoir qui réserve aux capitalistes de gérer la division du travail est le mode privatif de la propriété foncière, commerciale, financière et industrielle ;
  • une ébauche féconde de la problématique qui met en rapport les concepts ouvriers de l’organisation du travail avec le besoin social de le diviser afin d’engager l’élaboration concrète de la future propriété sociale des moyens de production.

Le socialisme scientifique
- Pour Marx et Engels, ces concepts procédaient de leur prise de parti d’agir dans la réalité pour la transformer ; leurs études universitaires leur avaient donné conscience du mouvement engendré dans l’idéologie par le développement des sciences, et de l’importance qu’avait pris ce mouvement dans la révolution : ils devaient veiller à ne rien laisser d’empirique dans les concepts qu’ils élaboraient pour la révolution à venir.
- Les travaux des Encyclopédistes autour de Diderot et ceux des économistes éclairaient déjà le rapport essentiel qui relie la connaissance scientifique au travail, qui est l’action de transformer la matière en biens et en produits dont des femmes et des hommes disposeront ; ils éclairaient encore la qualité particulière que prennent les résultats du travail lorsque ce rapport est actif.
- Une analogie devait s’imposer à Marx et à Engels : le corps social étant l’ensemble des êtres humains qu’implique la société, cette analogie compare la société concrète à la matière que la révolution va transformer, et la révolution au travail collectif que le corps social applique à cette matière pour produire une société cohérente avec le progrès de l’humanité.
- Cette analogie posée, les progrès apportés au dix-neuvième siècle par le développement des sciences et de la philosophie conduisaient à faire la remarque suivante :
- Si le travail est routinier, empirique, le travailleur produit une pensée routinière, empirique, qui le rend progressivement aveugle sur les modifications possibles du métier, sur l’élargissement de son exercice comme sur le perfectionement de ses techniques : le métier lui-même devient une routine. Si le travailleur obéït à cette routine, elle finit par l’enfermer mieux que le ferait une prison.
- De développer cette analogie conduit à penser qu’une révolution restée empirique devient routinière : elle produit des structures sociales dont l’objet est de toujours recommencer les mêmes routines ; elle aboutit à une société sclérosée par un nouveau système d’inégalité.
- A ce point du développement, Marx et Engels devaient conclure à la nécessité de concevoir la révolution de telle manière que sa pensée ne soit pas routinière : la même analogie pouvait encore leur servir, car un autre des progrès apportés par les sciences au mouvement des idées du dix-neuvième siècle est la prise de conscience de ce que la pensée du travail est un mouvement de connaissance que le travailleur peut maîtriser et auquel il peut conférer un mouvement scientifique : s’il le fait, non seulement il apporte au produit de son travail une qualité supérieure, mais encore il change son rapport au travail de telle manière que le travail devient un moyen de libérer sa personnalité.
- Je ne doute pas de ce que Marx et Engels aient poussé l’analogie jusque-là ; cela devait les conduire à réarranger leurs concepts de la révolution de manière à concevoir la pensée révolutionaire elle-même comme un mode scientifique et collectif de connaissance de la société, et d’action sur elle.
- Scientifique, ce socialisme commence par l’observation complète et critique de la société concrète, conduite en vue d’élaborer une connaissance de la société indépendante de ceux qui observent, qui critiquent et qui élaborent des représentations ; pour cette raison, tous ses critères de vérité sont fondés dans les mouvements de la matière (les mouvements du sol, du sous-sol, de l’eau, de l’air, de la vie et le travail, qui est aussi un mouvement de la matière), et leur observation critique implique la participation de l’ouvrier ; science collective, ses méthodes de recherche et de développement sont dialectiques et impliquent le progrès individuel des connaissances de l’ouvrier : le socialisme scientifique est une science populaire.
- Concrètement, la composante critique de cette science de la société prend véritablement sa source dans l’observation du processus matériel du travail et de ses effets sur la matière, et cette observation ne peut avoir lieu que si les ouvriers impliqués dans ce travail y participent de plein droit ainsi qu’à toutes les évaluations consécutives, jusqu’au contrôle social, économique ou politique ; cela signifie que les futures institutions du socialisme scientifique intègreront les ouvriers de telle manière qu’ils ne rencontrent aucun obstacle pour y progresser.
- Le socialisme scientifique met en relations mutuelles le travail ouvrier concret, les sciences de la nature (astronomie, géographie, biologie (dont l’écologie fait partie), géologie, physique, chimie), les mathématiques, la logique, la revendication populaire et tous les concepts de la révolution ; il procède de la tâche de transformer la société en un système d’égalité, en une société dont l’exploitation de la force de travail d’autrui aura été exclue, et dont tous les membres seront égaux en droits.
- En somme, le socialisme scientifique est produit par les prolétaires, par tous les autres exploités et par les véritables amis de l’égalité lorsqu’ils revendiquent ensemble et concrètement l’égalité et la plénitude de leurs droits humains et civiques, en mettant en euvre comme moyen idéologique de leur revendication une réflexion individuelle et collective, matérialiste et dialectique ; le socialisme scientifique élabore tout à la fois une connaissance étendue de la société qui prouve sa vérité au moyen de critères matériellement fondés, et un mode d’action révolutionaire qui transformera son économie, son organisation sociale et sa vie politique réelles en un système d’égalité véritable.
- Marx et Engels enseignent aux communistes que c’est en faisant du socialisme scientifique leur propre pensée de la révolution, en le développant jusqu’à ce qu’il investisse totalement la pensée révolutionaire jusqu’à ce toutes les femmes et les hommes qui ont intérêt à la révolution fassent de lui leur moyen de connaître et d’agir sur la société dont ils sont membres, qu’ils conduiront la révolution à bonne fin.

Concevoir la révolution :
- La tentative de gouvernement révolutionaire que fut la Commune de Paris a conduit Marx et Engels à préciser leur conception de la révolution : cet évènement confirmait sans contestation possible que le mode bourgeois de gouvernement est la dictature de la bourgeoisie, et que la révolution elle-même doit commencer par briser cette dictature pour rendre possible la réorganisation de la société.
- La révolution doit donc d’abord retirer à la bourgeoisie son pouvoir de gouverner seule : cela ne peut se faire que si le prolétariat exerce sur elle, et par conséquent sur la société tout entière, une dictature qui inhibe celle de la bourgeoisie. Selon Marx et Engels, il s’agit dans l’un et l’autre cas d’une dictature collective, exercée par une classe sociale sur sa classe antagoniste.
- Mais une grande différence les sépare : les exemples de Napoléon premier, celui de Napoléon trois et dans toute l’Europe ceux des monarchies diversement constitutionnelles, montrent que la bourgeoisie peut, lorsqu’elle en a besoin, réaliser sa dictature collective dans une dictature personnelle ou dans une tyrannie ; ce qui s’est passé en France de 1870 à 1880 montre qu’elle peut encore y mettre fin pour faire place à une dictature collective de classe revêtue de formes démocratiques, lorsque bon gré mal gré elle y verra son intérêt.
- Par contre, un seul exemple concret conduisait Marx et Engels à penser la dictature du prolétariat : l’expérience incontestablement démocratique de la Commune de Paris.

Instituer le parti ouvrier
- Marx et Engels ont encore observé que la formation de ce gouvernement populaire fut une réaction improvisée et assez brouillonne à la fuite à Versailles du gouvernement de Monsieur Adolphe Thiers, et qu’il fallut du temps aux Communards pour entreprendre partiellement l’action qui leur incombait. Marx attribua ces atermoiements au fait que le prolétariat parisien ne s’était pas préparé à prendre le pouvoir : il conclut à la nécessité de cette préparation, c’est-à-dire, à la nécessité que les ouvriers révolutionaires s’organisent en un parti révolutionaire qui s’attache à élaborer scientifiquement l’expression politique de la revendication ouvrière d’égalité en droits pour tous les humains, ce qui n’est possible que si le parti se forme avec le socialisme scientifique pour essence : il s’agit en somme de conduire l’élaboration autonome de la politique qui procède de la revendication ouvrière jusqu’à la faire entrer dans la réalité concrète.

La dictature du prolétariat
- Lorsque le mouvement populaire renforcé par un tel parti conduirait à former un gouvernement révolutionaire, ce parti serait en mesure d’ouvrir sans délai le chantier des transformations nécessaires en mettant immédiatement l’état bourgeois hors service et en commençant de le démanteler : telle est la tâche de la dictature du prolétariat : mettre hors service et démanteler l’état bourgeois, c’est-à-dire l’appareil par lequel la bourgeoisie contraint les travailleurs à subir l’exploitation capitaliste et écarte les citoyens de la politique. Sur le peuple, sur les exploités, la dictature du prolétariat n’exerce aucune contrainte essentielle.
- L’état bourgeois comprend les administrations réunies dans l’état, les lois qui régissent la propriété appliquée aux entreprises, et notamment celles qui organisent l’héritage, divers contrats civils parmi lesquels le contrat de mariage, ainsi que le contrat salarial. La dictature du prolétariat devra démanteler l’état bourgeois et abroger toutes les lois dont l’effet concourt à renforcer et à pérenniser le pouvoir de la bourgeoisie, pour les remplacer par des lois qui favoriseront l’exercice par tous les citoyens de leurs droits humains et civiques égaux.

Sa durée
- La dictature du prolétariat doit durer aussi longtemps que ne sont pas abrogées les lois qui organisent la propriété capitaliste et cesser lorsqu’entreront en vigueur les lois profondes de la société d’égalité, celles qui définiront et organiseront la propriété sociale et qui lui soumettront les capitaux terriens, commerciaux, financiers et industriels : au-delà, la vie économique, sociale et politique se réorganisant selon ces lois, c’est la démocratie véritable et reconnue comme telle par la majorité des citoyens qui assurera seule la stabilité de la société : la bourgeoisie cessera faute de capitaux à posséder à titre privé, et par conséquent, la dictature du prolétariat cessera faute d’avoir une contrainte à exercer.

Le rapport des forces : le possible (l’alliance)
- Constatant que dans chaque pays, le prolétariat seul a un intérêt total à renverser les dictatures bourgeoises, et qu’un compromis passé entre la bourgeoisie et le prolétariat est inconcevable, Marx enseigne que seule une dictature que le prolétariat exercerait comme la bourgeoisie exerce la sienne peut mener la révolution à bonne fin.
- Cela fait, Marx et Engels évaluent en termes d’effectifs le rapport des forces opposées : ils confirment ce que Babeuf remarquait déjà : les travailleurs sont beaucoup plus nombreux que la bourgeoisie ; ils précisent que le nombre des prolétaires ajouté à celui des membres des catégories sociales qui ont intérêt à renverser le pouvoir de la bourgeoisie, et que rien n’oblige à exploiter la force de travail d’autrui, donne un nombre tel que l’alliance de ces catégories sociales avec le prolétariat serait très largement majoritaire dans tous ces pays. Cette alliance prenant et exerçant le pouvoir absolu pour conduire les affaires communes de la société dans les intérêts communs des prolétaires et de ces catégories sociales alliées serait un gouvernement démocratique réalisant la dictature du prolétariat : l’exigence, la revendication d’une démocratie digne de ce nom est révolutionaire, et l’exercice par le prolétariat de sa dictature est compatible avec la démocratie ; cela conduisait Marx et Engels à inciter les travailleurs à élargir l’alliance révolutionaire sans cesse et autant que faire se peut.

Le rapport de forces : le réel
- Mais c’est plus facile à dire qu’à faire : les idéologues au service des pouvoirs en place, qui assurent et maintiennent la domination idéologique de la bourgeoisie, « travaillent » les prolétaires et leurs alliés potentiels depuis leur plus jeune âge de manière à les exclure de la connaissance : il s’agit donc en réalité pour les révolutionaires de libérer les membres du peuple de l’emprise idéologique que les tenants de l’inégalité renouvellent sans cesse ; la bourgeoisie réprime le droit des membres du peuple de penser hors de toute soumission aux autorités de toute nature : il s’agit de revendiquer avec eux ce droit et d’obtenir qu’ils le pratiquent librement et sans limite : telle est la raison de l’importance que Marx et Engels accordaient au matérialisme, à la dialectique et à la prise du parti de la classe créatrice et exploitée, celui de la classe ouvrière, dans la lutte des classes. C’est précisément pour cette raison et avec cet objectif qu’ils ont développé leur concept du socialisme scientifique : le socialisme scientifique fonde ses critères de vérité dans le mouvement général de la matière, ce qui les rend incontestables par les préjugés, par les décrets gouvernementaux et par les lois réactionaires ; son mode de pensée est dialectique, ce qui assure à n’importe quelle femme et à n’importe quel homme de pouvoir se mettre à son étude ; il procède de l’action collective dont l’objectif est d’en finir avec l’exploitation du travail d’autrui en transformant les sociétés d’inégalité en autant de sociétés d’égalité, aboutissant à réaliser l’égalité en droits de tous les êtres humains dans le monde entier, et de ce fait les actions que détermine le socialisme scientifique sont autant de prises du parti ouvrier dans la lutte des classes.

La république et l’état
- Marx et Engels ont bien sûr employé les mots de république et d’état : lorsque furent fondées les organisations internationales des travailleurs, ils eurent bien souvent à prendre parti dans la contradiction idéologique du mouvement socialiste, qui opposait les révolutionaires (les communistes) aux réformistes (les sociaux-démocrates) ; les réformistes employaient à tout bout de champ le mot de république, mais toujours dans un sens que récupérait la partie de la bourgeoisie qui invoquait la république pour mieux garder le pouvoir : ces bourgeois s’attachaient à récupérer le symbole républicain en spéculant sur l’oubli des traditions de revendication politique par les classes ouvrières. Il était important pour Marx et Engels de lutter contre les illusions qui naissaient de cette confusion : dans le but de faire avancer au sein du mouvement socialiste le parti de la révolution, ils démontraient le sens concret que les réformistes donnaient au mot de république. Faut-il y voir une prise de parti de Marx et d’Engels pour effacer le sens révolutionaire que la revendication populaire et l’action de Babeuf et de ses amis avaient donné à ce mot ? Je crois que ce serait une erreur.
- Quant à Lénine, à la veille de la révolution russe d’octobre 1917, il attire l’attention des communistes sur le fait que leur tâche, dans la révolution imminente, est d’établir le gouvernement du peuple : en la menant à bonne fin, ils feront ce que nulle société historiquement réalisée sous le nom de démocratie ou sous celui de république n’avait fait jusque-là et rendront au mot de république le sens concret qui, pour Babeuf, était l’objet de la revendication populaire ; il en résultait que pour les communistes sujets de l’empire des tsars, le temps de discuter du contenu de la république et de la démocratie était passé.
- Non, ni Marx, ni Engels ni Lénine n’ont commis l’erreur de croire que le concept de république était bourgeois.

chapitre 7 : aujourd’hui, le point de vue communiste

Marx, Engels, Lénine, Babeuf et la République
- Nous l’avons vu : l’essence administrative de l’état bourgeois interdit la politique à ses fonctionnaires et pèse lourd sur les administrés pour rendre insignifiante leur activité politique.
- Au contraire, la république a été formée par le mouvement populaire comme le processus qui met en valeur l’activité politique de chaque citoyen pour déterminer l’action nationale : pour cette raison essentielle, la république est incompatible avec l’état.
- Marx l’a montré : au moyen de l’état, les classes propriétaires contraignent les travailleurs à subir l’exploitation ; l’état maintient et assure l’essence des sociétés d’inégalité : l’inégalité est la fonction de l’état. Cette définition s’accorde fort bien avec l’expérience de Babeuf. Et pourtant, il fut d’usage presque un demi siècle durant parmi les communistes d’effacer l’opposition entre état et république : on attribuait à Marx d’avoir vu dans la république une forme de l’état.
- On mettait aussi Lénine à contribution, pour opposer la nécessité de faire la révolution à la tentation de discuter du sens des mots.
- De cette manière, beaucoup de communistes considéraient qu’il était vain de discuter du contenu de la république et s’éloignaient de la revendication politique babouviste.
- Pourtant, l’euvre de Marx est si riche sur ce sujet que tout résumé qui se présente comme une définition définitive en semble suspect. Mais les partis communistes n’ont pas toujours été très cohérents avec la démarche de Marx, même s’ils s’en inspiraient en général.

La République et la Révolution
- Aujourd’hui, deux ensembles d’évènements rendent nécessaire la remise à l’étude de cette question :
- Le premier est la permanence dans la classe ouvrière française de la tradition babouviste qui oppose la république à l’état bourgeois, et sa survivance dans le parti communiste français jusqu’à ce que les préliminaires de la mutation du PCF l’effacent, vers le milieu de la huitième décennie du vingtième siècle.
- Le deuxième est l’ensemble des effondrements des états du « camp socialiste », dont l’édification avait d’abord été entreprise par des partis communistes : cet effondrement donne à voir deux choses :

  1. ayant pris le pouvoir sur l’état, les partis communistes de ces pays n’ont pas entrepris la tâche que Marx, Engels, puis Lénine considéraient comme essentielle à la révolution, qui est de créer les conditions nécessaires pour que dépérisse l’état, d’engager l’obsolescence de toutes ses structures et institutions, et de mettre son dépérissement en chantier en démantelant chacune de ses structures et institutions au fur et à mesure des progrès de l’obsolescence ;
  2. plusieurs décennies après la prise du pouvoir par les partis communistes, les citoyens de ces pays, quoique politiquement très informés, ne faisaient plus de politique, alors que le gouvernement du peuple ne prend son sens que si au contraire tous les citoyens font de la politique de telle manière que toute politique est l’expression collective de l’activité politique des citoyens.

- En vérité, deux facteurs ont sans doute contribué à cet état de fait : le premier est le blocus auquel les états capitalistes ont soumis les états dans lesquels des partis communistes avaient pris le pouvoir ; il est certain que ce blocus a pesé très lourd, toujours en faveur des procédures autoritaires, aussi bien pour entraver la mise en obsolescence de l’état que pour inhiber l’activité politique des citoyens.
- Le second est une négligence, que l’on peut a postériori juger sévèrement, mais qui a pu s’imposer comme une évidence : les partis communistes parvenus au pouvoir faisaient l’impasse, comme disent les joueurs de bridge, sur le rapport du citoyen à la politique ! Ont-ils cru pouvoir contourner le problème que pose la république, ont-ils cru en outre que ce contournement était un raccourci ?
- L’exemple des résultats contradictoires de l’action de la police, au temps où Staline était le secrétaire général du PCb, puis du PCUS, montre que cette négligence a permis à des forces contre-révolutionaires de se remettre en activité au sein même des institutions policières du pays des soviets ! Que cet exemple ne soit pas resté isolé doit nous alerter : c’est un fait que la contre-révolution intérieure et extérieure a tiré le meilleur parti de cette négligence, en encerclant et en acculant le « camp socialiste » tout entier !
- L’effondrement de l’euvre entreprise par des partis communistes à l’est de l’Europe prouve sans contestation possible que la revendication qui conduit tous les humains à faire de la politique, à agir en politique, c’est-à-dire à se faire citoyens malgré l’action de l’état qui tend à le leur interdire et semble malheureusement y parvenir, la revendication populaire de la république, qui est dans la tradition babouviste, reste révolutionaire : les communistes ont toutes les raisons de ne jamais y renoncer.
- Sur ce point, l’effondrement des pays du « socialisme réel » donne raison tout ensemble à Babeuf et aux Amis de l’Egalité, et à Marx, Engels et Lénine.

Dictature de la bourgeoisie et dictature du prolétariat
- L’expérience du vingtième siècle confirme la grande différence observable dès l’origine entre dictature de la bourgeoisie et dictature du prolétariat :

  • aux exemples de dictatures de la bourgeoisie que nous offre le dix-neuvième siècle, il faut ajouter ceux que nous a apportés le vingtième siècle : les tyrannies fascistes. Elles confirment la règle bourgeoise : selon ses besoins, la bourgeoisie réalise sa dictature dans une dictature personelle ou dans une tyrannie, à laquelle elle substituera une dictature bourgeoise aux formes démocratiques lorsque, bon gré mal gré, elle y verra son intérêt.
  • les exemples européens de dictature du prolétariat ont évolué au contraire de ceux-là : les gouvernements révolutionaires qui ont écarté les modes démocratiques de vie politique pour exercer la dictature au nom du prolétariat ont rapidement dérivé vers la dictature d’une caste minoritaire ; ce changement de contenu social fut tel que les effondrements finaux de ces dictatures ont dévoilé dans tous ces pays des bourgeoisies autochtones déjà gymnastiquées dans toutes les disciplines du gouvernement bourgeois, quoique de formation en grande partie récente, et qui ont aussitôt, directement, établi leurs dictatures.

- Que ces gouvernements aient ainsi dérivé confirme et éclaire le danger du rétablissement de la dictature bourgeoise renversant celle du prolétariat ; ce danger procède notamment de ce que chaque lambeau de la dictature bourgeoise restant actif après que soit établi un gouvernement révolutionaire permet aux restes de la bourgeoisie de communiquer à d’autres que les bourgeois le sentiment de subir une dictature injuste de la part du prolétariat : l’activité de certains de ces lambeaux est attachée aux pratiques autoritaires de gouvernement héritées de la dictature bourgeoise par le gouvernement révolutionaire ; celle d’autres lambeaux tient aux illusions sur certaines activités sociales ou culturelles de l’état bourgeois dont le peuple ne s’est pas débarrassé, et qui lui font croire qu’elles ne serviraient pas la dictature de la bourgeoisie ; ces restes doivent attirer l’attention critique de tous les communistes : pour la bourgeoisie, ce sont autant de points d’appui fiables en vue de reconquérir le pouvoir.
- Il n’y a pas de symétrie : en pratiquant le gouvernement autoritaire, les dictatures bourgeoises se renforcent, alors que les dictatures du prolétariat se détruisent.
- Or dans son concept révolutionaire, la république met en pleine valeur politique l’activité de chaque citoyen : cela fait de la république un moyen politique de critique et d’action pertinent pour conduire la destruction de l’état bourgeois, débusquant tous ses lambeaux quelle qu’en soit la nature, jusqu’à instituer une société sans état.
- La bourgeoisie ne renoncera pas à un seul segment de sa dictature sans y être contrainte.
- L’histoire du vingtième siècle ne donne aux communistes aucune raison d’écarter le concept marxiste de dictature du prolétariat ; par contre, elle nous fait un devoir de mettre en lumière le lien profond qui unit la dictature du prolétariat à la république.

Les derniers temps du « Marxisme-Léninisme » statufié
- Depuis quelques lustres, des membres proches de la direction du parti communiste de l’Union soviétique nous présentaient ce qu’ils appelaient « Le Marxisme-Léninisme » comme la théorie de la révolution élaborée par le communisme du vingtième siècle.
- Sous ce nom, ils développaient une codification formelle montée avec des mots empruntés à Marx et à Lénine, qui donnait à beaucoup d’entre nous le sentiment paradoxal qu’à Moscou, sous le nom de Marxisme-Léninisme, le formalisme avait triomphé de la réalité. Le fait est que nous n’avions alors aucun contact véritable avec des communistes militant au contact des travailleurs de l’URSS, ce qui nous interdisait toute approche du contenu politique de cette théorie.
- De ce côté-ci de l’Europe, certains, dans le PCF, applaudissaient à ces nouvelles théories : les plus actifs d’entre eux préparaient déjà la mutation ; mais les communistes gardaient conscience de ce qu’il est impossible de représenter la réalité vivante au moyen d’un code formel, et préféraient s’en tenir à une pensée dialectique, matérialiste et nourrie de la prise du parti ouvrier au sein de la lutte des classes, conformément à l’enseignement de Marx, d’Engels et de Lénine. Ils veillaient pourtant, sur le plan international, à ne pas porter de préjudice au mouvement ouvrier révolutionaire ; la cohabitation du parti pris marxiste avec les nécessités de la « diplomatie de parti à parti » à laquelle obligeait la volonté de solidarité n’avait rien de confortable ; elle devint franchement difficile lorsqu’en 1972, la direction du PCUS se fut bâti l’abri commode du « socialisme réel » et s’y fut mise à couvert contre la critique communiste qu’elle disait procéder de l’occident.
- Dans les effondrements de l’est européen, nous pouvons voir le fracas des codes formels au contact de la réalité : au regard de la misère profonde dans laquelle ces effondrements ont plongé les travailleurs et les retraités des pays autrefois socialistes, cette confirmation globale du marxisme est une bien amère satisfaction !...
- Sur le plan idéologique, ce fracas a mis en total désordre le chantier communiste, imposant aux communistes de choisir entre l’abandonner ou le recommencer à son début : déblayer et remettre en ordre. Nous sommes déjà quelques-uns à nous être remis à la tâche : ce n’est pas l’emphatique formalisme « Marxiste-Léniniste » d’antan qui nous y est utile : nous avons besoin de l’euvre de Marx (Karl), de celle d’Engels (Friederich), de celle de Lénine (Oulianov, Vladimir Ilitch), de celle aussi de Babeuf (François-Noël, puis Camille, puis Gracchus), ainsi que de celles de tous les autres révolutionaires.

La mutation
- Des préliminaires de la mutation du PCF se sont manifestés entre 1965 et 1975 ; elle se développe au grand jour depuis le vingt-neuvième congrès de ce parti en une spéculation publicitaire sur les connotations de ce mot pour déserter le chantier du communisme.
- La pensée de la mutation du PCF affirme a priori des idées qui vont déterminer entièrement l’action future : c’est le schéma de pensée de l’idéalisme, et l’ensemble des idées de sa base constitue une représentation métaphysique du monde ; cette pensée n’a plus rien de dialectique et s’est détournée du matérialisme ; du congrès à l’action quotidienne, un parti qui fonctionne avec de telles méthodes est entièrement soumis aux quelques idéologues auteurs de la représentation : il n’a plus rien de démocratique !
- Les idées s’énoncent au moyen de mots ; tous ceux des textes de la mutation du PCF ont le sens que leur donne la bourgeoisie : leurs rédacteurs se sont ralliés à la dictature bourgeoise, ils ont renoncé à la révolution, renoncé au communisme ; combien de temps tromperont-ils les quelques communistes qui les suivent encore ? On ne trouvera pas la contribution communiste au sens des mots français de la révolution dans les textes de la mutation du PCF !
- Il faut la chercher dans la tradition que le parti communiste français a fait vivre depuis sa création à Tours en 1920, celle que précisément les chefs de la mutation s’attachent à faire oublier.

Notre tradition, de quoi est-elle faite ?
- Mettons Staline à sa place : la fidélité à Staline n’est pas déterminante dans la tradition du communisme en France : les communistes français ne lui ont jamais obéï : de 1920 à 1943, le parti communiste français adhérait à l’Internationale communiste, dont Staline n’était pas le chef, et dont les réunions n’ont jamais été ni des actes d’allégeance, ni des rendez-vous de commandement où les subordonés seraient venus prendre des consignes : la bourgeoisie représente l’Internationale communiste sous la forme d’une armée, mais c’est une caricature absurde, que démentent l’objet de l’Internationale, les conditions matérielles et les délais de communication, et encore bien davantage les différences entre les organisations adhérentes, leurs objets et les conditions de leur formation et de leur action. Rappelons-nous que deux formations françaises aussi différentes que le parti communiste et la confédération générale des paysans travailleurs y adhéraient. Les réunions de l’Internationale avaient pour objet d’analyser du point de vue politique l’évolution économique et politique du monde et d’élaborer les synthèses dont se servaient les organisations adhérentes pour déterminer leur propre politique ; elles étaient intensément contradictoires, et chaque participant y apportait l’expérience de la formation qu’il représentait : l’internationale communiste n’aurait jamais pu fonctionner sur le modèle d’une armée.
- A l’approche de la guerre de 1939 et après la Libération de 1944, les textes du parti communiste français mentionnaient le nom de Staline : c’était d’abord un hommage adressé au peuple qui avait, le premier, renversé durablement l’exploitation de classe dans son pays, qui faisait face à l’agression des fascismes européens, qui parvint à détruire les trois quarts de leurs armées, ce qui apporta la victoire aux armées alliées de l’URSS, de l’Angleterre, des Etats-unis d’Amérique et de la France libre ; par la suite, la référence à Staline est devenue rituelle en prenant le sens d’un geste provocateur adressé aux exploiteurs capitalistes, aux impérialistes, et aux va-t-en-guerre qui prêchaient et préparaient la croisade antisoviétique, et qui l’auraient lancée au détriment des intérêts des peuples s’ils n’avaient pas reçu des communistes une réplique suffisante ; pendant encore quelques années, ce geste de provocation antiimpérialiste a trouvé place dans la « diplomatie de parti à parti ».
- Il est certain que l’option autoritaire, puis l’évolution policière de l’état soviétique a déteint sur le parti communiste de l’URSS, induisant les comportements autoritaires des dirigeants du PCUS, parfois ressentis depuis le PCF, mais souvent passés inaperçus ; je témoigne par contre que les militants qui faisaient la réalité de l’action cohérente du parti communiste français se déterminaient sur la base de leur liaison active avec les autres travailleurs et membres de notre peuple, et que cette liaison faisait procéder leur politique de la revendication populaire d’une vie digne d’être vécue : ils n’ont jamais cherché ni les raisons, ni les objectifs de leur action dans les textes ni dans les discours émanant du PCUS ; nous savons que beaucoup d’autres communistes de par le monde sont dans ce même cas.

La tradition du communisme en France
- C’est la première caractéristique essentielle de notre tradition communiste : les communistes sont des membres du peuple comme les autres qui participent activement et sans cesse à toutes les luttes revendicatives populaires : ouvrières, paysannes, associatives, culturelles et autres ; par cette participation, les communistes approfondissent leur connaissance de la vie sociale, économique et politique de leur pays, les analyses de la société qu’ils font du point de vue de ceux qui travaillent de leurs mains, afin de faire progresser la revendication populaire révolutionaire ; les autres caractéristiques essentielles de notre tradition sont : le pacifisme révolutionaire, l’anticolonialisme, l’antifascisme, l’internationalisme, ainsi que le principe longtemps posé à la base de l’organisation, grâce auquel les communistes trouvent la grande majorité des cadres de leur parti parmi ses militants travailleurs.
- Dès les premiers préliminaires de la mutation imposée au PCF, chacun de ses progrès a détruit une part de cette tradition, dispersant hors du parti un grand nombre de communistes, parce qu’ils prétendaient la maintenir : c’est l’essence même de la mutation du PCF qui est antagonique du communisme.
- Car dans la tradition communiste, ce n’est pas un cercle de spécialistes qui met au jour le sens des discours et des discussions, mais le peuple lui-même, dont les communistes font partie ; ceux qui ne peuvent vivre qu’en vendant leur force de travail sous une forme ou sous une autre, qu’ils trouvent ou non preneur, confrontent sans cesse les discours avec la réalité de leur vie, jusqu’à mettre en évidence leurs intérêts, et, à partir d’eux, les intérêts populaires dans les évènements de la société, c’est-à-dire dans la lutte des classes.
- Dans la société bourgeoise, la contribution communiste au sens des mots de la révolution procède du besoin de donner à voir l’exploitation capitaliste et de l’effort nécessaire pour faire progresser la revendication révolutionaire.
- Depuis un quart de siècle, elle s’est beaucoup affaiblie, du fait que le PCF a réduit son activité idéologique, faisant entériner sa quasi disparition par son vingt neuvième congrès ; les idéologues bourgeois se sentent désormais libres de subvertir le sens de tous les mots, et de faire prendre aux communistes les vessies pour des lanternes. Par exemple, les mercenaires intellectuels de la bourgeoisie, ceux qui ont mérité le surnom de « chiens de garde de l’idéologie bourgeoise », s’amusent de l’importance que les communistes accordent au concept de peuple : « le peuple, qui est-ce ? Si vous le rencontrez au coin de la rue, saluez-le de ma part ! »

Toujours le socialisme scientifique
- Mettre les mots de la révolution en rapport avec la revendication populaire concrète et lire leur signification révolutionaire dans ce rapport : aucun mot n’a de sens révolutionaire en dehors de lui. De ce fait, ni la revendication révolutionaire, ni même sa théorie ne peuvent être apportée au peuple comme une révélation, et nul ne peut l’apprendre comme on apprend un dogme religieux ; toutes deux procèdent du peuple lui-même ; il en est ainsi, également, du socialisme scientifique.

Libre association des travailleurs, coopération ouvrière, autogestion
- Mettre les mots en rapport avec la revendication populaire : c’est ce rapport qui montre tous les liens possibles entre les pratiques ouvrières de l’organisation du travail et le besoin social de le diviser ; placer ces liens en regard de tous les niveaux de la division capitaliste du travail est d’un intérêt évident pour la révolution.
- Les concepts de la libre association des travailleurs, de la mutualité, du syndicalisme, de la coopération ouvrière de consommation et de production, et aussi des coopérations agricole d’approvisionnement, de vente, d’utilisation des matériels, d’exploitation en commun, ainsi que de la coopération artisanale, procèdent des pratiques ouvrières de l’organisation du travail ; un fait remarquable est la durée des coopératives et associations ouvrières dans notre pays, et sans doute aussi dans d’autres ; cette recherche met en évidence leur valeur révolutionaire ; c’est dans le cadre de cette problématique que jusqu’en 1972, les communistes apportaient leur participation active, efficace et souvent inconfortable aux différentes composantes du mouvement coopératif et mutualiste ; c’est une problématique que Lénine n’a jamais rejetée ; au contraire, il y travaillait déjà alors que la guerre civile faisait encore rage, puis pendant la NEP, et c’est la maladie, puis la mort, qui l’ont arrêté ; c’est au temps de Staline et sous prétexte de planification que la problématique de la coopération et de la libre association des travailleurs ont disparu en URSS.
- A partir de 1945, la Yougoslavie, dirigée par les communistes de ce pays, avait ouvert une nouvelle époque de cette recherche en plaçant l’autogestion dans l’essence de sa réorganisation politique, économique et militaire.
- Aux mois d’août et de septembre 1968, se jugeant menacée par l’intervention en Tchécoslovaquie des troupes du pacte de Varsovie, la Yougoslavie mobilisa sa Défense populaire généralisée, qui était une organisation militaire de toute la population en vue d’une guerre autogérée : heureusement résolue sans guerre, la crise donna réellement à la Yougoslavie l’occasion de montrer une maîtrise et une discipline qui s’est progressivement et totalement perdue au cours des quinze ans qui ont suivi, au fur et à mesure de la destruction des institutions de l’autogestion.
- En France et de longue date, quelques réformistes s’étaient infiltrés discrètement dans ce qu’il est convenu d’appeler l’appareil du parti communiste français ; après le vingtième congrès du PCUS, ils ont solidement assuré leurs positions, en vue de prendre la direction du parti ; après les élections présidentielles de 1969, ils ont commencé d’intervenir ouvertement, en s’appuyant parfois sur l’aide puissante et inavouée de la presse écrite et télévisée à gros capitaux : ils ont d’abord transformé en absence la participation active et efficace des communistes au mouvement populaire de mai et juin 1968 ; puis ils ont transformé en soutien la désapprobation opposée par le PCF à l’intervention en Tchécoslovaquie des troupes du pacte de Varsovie, et en même temps, ils propageaient dans le parti un rejet superficiel et totalement dénué d’arguments de l’expérience yougoslave de l’autogestion : leur propagande à ce sujet consistait à éviter tout examen concret, même partiel, de ce que pouvait être en Yougoslavie l’autogestion, en provoquant une réaction épidermique qui se résumait à On ne va tout de même pas passer sa vie en réunions !
- Vers 1972, les mêmes ont réussi à faire oublier dans notre parti la problématique qui met l’organisation ouvrière du travail en rapport avec le besoin social de le diviser : autour de cette année-là et en peu de temps, ils sont parvenus à faire croire aux communistes que leur soutien aux mouvements coopératif et mutualiste était réformiste, et que « la direction » du parti avait décidé d’y mettre fin ; j’ai recueilli un témoignage de ce qu’en Haute-Vienne, qui est l’un des départements que je connais personnellement, ils ont asséné cette « décision » au comité fédéral tenu en février de cette année-là. Leur argument était : Les coopératives, ce n’est pas le socialisme ! Ils s’appuyaient fortement sur une représentation superficielle et schématique de la réalité des pays qui, en 1972 justement, commençaient de se réclamer du « socialisme réel ». Au cours de cette même brève période, les mêmes réformistes parvinrent encore à effacer dans le PCF l’opposition entre République et état, qui y subsistait malgré tout, à faire abandonner la revendication de l’égalité en droits de tous les citoyens en l’assimilant abusivement à un égalitarisme niveleur, et, sous prétexte de préférer les revendications qualitatives, supposées nobles, aux quantitatives, ouvertement méprisées, à détourner le PCF de la signification politique de la revendication ouvrière d’un salaire permettant de vivre, à pousser les communistes vers la cogestion des conditions du travail, c’est-à-dire, à mettre le doigt dans l’engrenage de la collaboration des classes chère à Philippe Pétain et à ceux qu’il servait.
- Je ne crois pas que l’on trouve jamais dans les archives du comité central du parti communiste français, ni même dans celles de son bureau politique, les procès-verbaux de telles délibérations, et je n’ai pas souvenir de ce que les communistes, dont j’étais alors depuis plus de quinze ans, aient jamais été invités à en délibérer ; le parti communiste fut intoxiqué par une opinion étrangère : les réformistes ont retourné le PCF contre les enseignements de Marx, et contre le cours que Lénine avait donné à son euvre à partir de 1914 et jusqu’à sa mort, en participant aux évènements révolutionaires survenus en Russie.
- La lutte des classes de notre pays donne aux communistes de fortes raisons de remettre sur le métier l’élaboration de liens concrets entre les concepts ouvriers de l’organisation du travail et le besoin social de le diviser : l’effondrement des pays du « socialisme réel » leur ajoute, on le voit, deux autres puissantes raisons : d’une part, ce qui s’est effondré dans ces pays avait servi de prétexte, en France et certainement aussi ailleurs, pour occulter cette problématique, pour la bannir de la tradition du communisme ; et d’autre part, cette élaboration produira des observations et des réflexions de nature à éclairer la réalité de nombre des difficultés concrètes rencontrées par la révolution dans les pays du camp socialiste.
- C’est déjà de lire le sens des mots de la révolution dans le rapport qui les relie à la revendication populaire qui avait amené Karl Marx et Friederich Engels, puis Lénine, à concevoir le socialisme scientifique, ce mouvement scientifique de connaissance qui mobilise entièrement et contradictoirement l’être-humain collectif, et qui fait de la révolution à venir un développement cohérent de la revendication révolutionaire de droits humains et civiques égaux pour tous, produite au dix-huitième siècle par le développement des connaissances scientifiques et philosophiques, et qui a engendré la Révolution de 1789.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
- L’une des décisions prises en 1920 au congrès de Tours pour fonder le parti communiste français fut de faire de la revendication de ce droit l’essence de la lutte anticolonialiste des communistes. Dès ce moment, nous le mettions en avant à deux fins : donner à nos compatriotes les moyens de toujours distinguer le peuple exploité de la bourgeoisie exploiteuse et de l’administration coloniale, et donner au peuple colonisé un moyen de s’identifier lui-même comme exploité, d’entrer en lutte contre l’exploitation coloniale, c’est-à-dire tout ensemble contre le système politique colonialiste et contre l’exploitation capitaliste de sa force de travail ; nous savions que quand le peuple colonisé entreprendrait de libérer le travail, il confirmerait du même coup cette exploitation comme étrangère. Nous revendiquions l’abrogation pure et simple du statut de l’indigénat et la reconnaissance aux membres des peuples des colonies de la plénitude des droits humains et civiques. Un de nos arguments les plus fondamentaux avait été formulé par Marx : un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre. Lorsqu’en 1937, au nom du parti communiste français, son secrétaire général Maurice Thorez prononçait à Alger le discours dans lequel il développait la thèse qu’une nation nouvelle se formait alors en Algérie, il se fondait clairement sur le fait que vivaient en Algérie des femmes et des hommes de diverses origines, les plus nombreux étant Algériens depuis de nombreuses générations, d’autres étant venus de France, d’Italie ou d’Espagne, et aussi de tout le pourtour de la Méditerranée, que le travail fait ensemble pour mettre la terre et les ressources de l’Algérie en valeur unissait en un peuple les travailleurs de toutes origines, de toutes confessions et de toutes options philosophiques tout en les opposant à leurs exploiteurs, les grands bourgeois colonialistes, les maîtres du capitalisme cosmopolite, c’est-à-dire mondial, ainsi que les profiteurs autochtones de la colonisation, ce qui tendait à placer tous les exploiteurs hors la future nation. Le secrétaire général du parti communiste français disait clairement que pour des raisons géographiques et humaines, cette nation dont les contours ne pouvaient être encore précisément tracés serait différente de la nation française ; c’est encore notre revendication de droits égaux pour tous les membres des peuples, quelle que soit leur origine, quels que soient leurs valeurs ethniques, qui nous le faisait constater.

A la recherche des nations serbe, croate et bosniaque
- Nous l’avons vu, Croatie, Serbie et Bosnie sont aujourd’hui des ethnies dont les lois ont été séparées et qui se sont partagé le territoire qui leur était autrefois commun, au prix de flots de sang innocent.
- A quelles conditions peut-il exister dans un avenir pas trop lointain une nation bosniaque, une nation croate et une nation serbe ? Pour cela, il faudra d’abord que les lois constituantes bosniaque, croate et serbe reconnaissent à chaque musulman, à chaque chrétien orthodoxe, à chaque chrétien catholique, à chaque athée, à chaque Hongrois, à chaque Albanais, etc... , la plénitude de ses droits civiques, pourvu seulement qu’il vive sur le territoire que cette loi régit, et qu’il vive du travail qu’il applique aux ressources de ce territoire depuis un nombre en l’occurrence petit de décennies. Si ces acteurs de souveraineté, qui sont aujourd’hui véritablement des ethnies, veulent vraiment devenir des nations, il faudra sans doute que leur nom cesse de donner un privilège symbolique à l’une des ethnies présentes sur leur territoire : aussi longtemps par exemple que les Croates pourront se prévaloir d’être les propriétaires (même symboliques) de la Croatie contre les Serbes de Krajina, contre les Hongrois, contre les Musulmans etc... qui habitent ce territoire avec eux, la Croatie ne sera pas vraiment une nation. Il en est de même, naturellement, de la Bosnie, de la Serbie, et de tous les autres acteurs de la souveraineté. Il est donc possible que cette condition conduise la Croatie, la Serbie ou la Bosnie, ou tout autre acteur de la souveraineté, à changer de nom, parce qu’il est légitime que l’assemblée des citoyens d’un pays change son nom, et que cela est sans doute plus facile et moins dangereux que de changer le sens donné aux mots qui désignent les ethnies ou à ceux qui servent à rédiger les lois.

République, liberté individuelle et collective
- Toute république véritable fonde sa constitution dans la démarche des Droits humains et civiques et veille à ce que celle-ci soit appliquée avec autant de vigueur que celle-là : il en résulte d’une part qu’une société ne peut s’organiser réellement en république que si elle est une nation, et d’autre part que les citoyens d’une nation parlent librement les langues de leurs parents et trouvent chaque fois qu’ils ont à discuter des affaires communes, c’est-à-dire de politique, les moyens dont la mise en euvre écartera l’obstacle des différences linguistiques. Les citoyens d’une république véritable prennent eux-mêmes individuellement et à tous les niveaux collectifs les décisions qui les concernent et veillent eux-mêmes, aux mêmes niveaux, à leur bonne exécution, sans qu’aucun d’eux ait à renoncer aux langues de ses parents. Le véritable processus républicain de décision et d’exécution développe sans cesse et sans les opposer les libertés individuelles et collectives, dissout sans cesse la chape de contraintes que produit la tentation administrative inhérente à l’exercice du pouvoir central par une minorité : en république véritable, centralisme et centralisation sont deux mots vides de sens et le mode authentiquement républicain de la vie politique éteint les séparatismes.
- La république existe si, selon une constitution en vigueur sur la totalité de son territoire, la loi procède du peuple et le peuple détermine et contrôle le gouvernement, dont le président de la République est un membre. Si elle existe, la république réalise le gouvernement du peuple, qui est la démocratie. En ce début du vingt et unième siècle, nous devons constater que le régime politique de la France n’est pas une république : le peuple ne gouverne pas.
- Ce n’est pas une nouveauté : au début du dix-neuvième siècle déjà, les militants ouvriers savaient que la bourgeoisie ne donne pas au mot de république le sens qu’eux-mêmes lui donnent : ils savaient que la république bourgeoise n’est pas une république, et lorsqu’après les journées de 1830, une partie de la bourgeoisie s’est mise à parler de République, les ouvriers ont répliqué en précisant désormais qu’ils revendiquaient la république véritable, sociale et universelle !...
- Aujourd’hui, beaucoup de bourgeoisies du monde parlent de république : mais à bien y regarder, dans les pays dont les régimes portent ce nom, les conditions essentielles de la république ne sont pas réalisées ; dans les meilleurs des cas, les classes au pouvoir ont institué une forme d’apparence républicaine, et confié à la police la mission d’occulter sous la répression tous les moments de la vie sociale susceptibles de montrer que cette forme, en réalité, est politiquement vide : ce ne sont pas des républiques.
- La revendication républicaine n’est donc toujours pas satisfaite, et pour cause : pour la satisfaire, il aurait fallu une révolution qui n’a pas eu lieu !

Le sens des mots est un objet essentiel de la lutte des classes
- Après ceux des autres classes exploiteuses, les idéologues bourgeois emploient couramment les mots de la révolution, mais jamais dans le sens des intérêts du peuple. C’est qu’au cours de l’histoire humaine, tous les exploiteurs ont longuement remarqué que les mouvements populaires sont conditionnés par la représentation du monde que se fait le peuple au moyen des mots dont il se sert quotidiennement. Telle est l’action idéologique par laquelle la bourgeoisie défend et protège ses intérêts : elle manipule cette représentation afin que les mouvements populaires se produisent à son profit. Dans ce but, elle modifie sans cesse, mot par mot, le sens de tous les mots de la révolution, donnant à ceux qui représentent l’action des personnes une valeur qui rende cette action de nul effet, et même, si possible, qui la tourne vers le service des intérêts de la bourgeoisie.
- A partir de 1980, les transformations des pays du « camp socialiste » semblent n’avoir été accompagnées que de rares mouvements populaires, dont certains ont contribué à y rétablir le système capitaliste d’inégalité : le formalisme pourrait bien avoir stérilisé et dévoyé le vocabulaire de la révolution au point d’interdire aux peuples de ces pays de s’en servir comme moyen de sa critique politique ! Sans doute la haute nomenclature des partis communistes de ces pays a-t-elle utilisé le contrôle de la philosophie officielle, que sa position hiérarchique lui réservait, en subvertissant le sens des mots pour troquer son statut de corps de fonctionnaires contre celui de bourgeoisie exploiteuse, auquel le marché capitaliste garantit une meilleure protection.
- La contribution communiste au sens des mots de la révolution est de faire vivre ce sens en impliquant totalement ces mots dans les raisonnements révolutionaires d’aujourd’hui qui, tout comme ceux d’hier, ne peuvent être révolutionaires que si les membres du peuple y participent, et qui ont pour pierre de touche, pour critère de vérité, la réalité des évènements passés et celle du présent :
- la réalité des évènements passés est étudiée par l’histoire, et dans toute la mesure où cette discipline est une science, le socialisme scientifique l’intègre dans l’appareil critique nécessaire à la révolution ;
- la réalité du présent, c’est la vie des membres du peuple, que baigne la lutte économique, idéologique et politique des classes : les communistes sont d’abord des membres du peuple, et c’est en prenant parti dans toute l’étendue de la lutte des classes qu’ils contribuent au sens des mots de la révolution.
- Dans les sociétés d’inégalité, les membres des classes dominantes ne renoncent jamais à l’action en idéologie qui consiste à vider les mots de la révolution de leur sens révolutionaire : lorsqu’un communiste cède à cette pression, il affaiblit toujours le parti de la révolution, et s’il ne se reprend pas, il devient réformiste.
- Paul Langevin et Célestin Freinet, tous deux communistes, l’enseignaient avec juste raison :

il faut chercher le grain des choses sous la paille des mots

- Tout communiste rencontre chaque jour la nécessité d’accomplir de tels actes idéologiques individuels de lutte de classe : lorsqu’un texte, quel qu’il soit, emploie un ou plusieurs des mots de la révolution, quels qu’ils soient, il doit rendre à ces mots leur sens révolutionaire en posant les questions qui font avancer dans le peuple la critique du système d’inégalité fondée dans l’histoire ; il le doit, même s’il doit pour cela dénoncer un mensonge contenu dans ce texte : c’est la seule manière de maintenir en éveil la conscience collective des travailleurs, nécessaire à l’activité de la revendication populaire d’égalité en droits pour tous les humains.
- Ces actes individuels et quotidiens sont autant de moments essentiels de la tâche individuelle et permanente de chaque communiste, c’est-à-dire, autant de moments de l’être-communiste individuel.

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