Ami de l’égalité

Contribution à la philosophie populaire

Libérez l’esprit critique !

essai sur le communisme

mercredi 18 avril 2007, par Jean-Pierre Combe

- Cet ouvrage a reçu le n° DL- 12 07 1997 26 873 lorsque je l’ai légalement déposé en juillet 1997.

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen

préambule à la Constitution de l’an un de la République (1793)

- Préambule : Les représentants du peuple français réunis en convention nationale, convaincus que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des malheurs du monde, ont résolu d’exposer dans une déclaration solennelle ces droits afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie ; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté, de son bonheur, le magistrat la règle de ses devoirs, le législateur l’objet de sa mission.
- En conséquence, ils proclament en présence de l’Être suprême la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen.

- article premier : Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
- article deux : Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté et la propriété.
- article trois : Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi.
- article quatre : La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté générale, elle est la même pour tous ; soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ; elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible.
- article cinq : Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics, les peuples libres ne connaissent d’autres motifs de préférence dans leurs élections que les vertus et les talents.
- article six : La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe, la nature ; pour règle, la justice ; pour sauvegarde, la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait.
- article sept : Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes ne peuvent être interdits. La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence, ou le souvenir récent du despotisme.
- article huit : La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres, pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés.
- article neuf : La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent.
- article dix : Nul ne doit être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites, tout citoyen appelé ou saisi par l’autorité de la loi doit obéïr à l’instant ; il se rend coupable par la résistance.
- article onze : Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique : celui contre lequel on voudrait l’exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force.
- article douze : Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient, exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires sont coupables et doivent être punis.
- article treize : Tout homme jugé étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
- article quatorze : Nul ne doit être jugé et puni qu’après avoir été entendu ou légalement appelé, et qu’en vertu d’une loi promulguée antérieurement au délit. La loi qui punirait des délit commis avant qu’elle existât serait une tyrannie : l’effet rétroactif donné à la loi serait un crime.
- article quinze : La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires : les peines doivent être proportionnées au délit et utile à la société.
- article seize : Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie.
- article dix-sept : Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l’industrie des citoyens.
- article dix-huit : Tout homme peut engager ses services, son temps, mais ne peut e vendre ni être vendu. Sa personne n’est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu’un engagement de soins et de reconnaissance entre l’homme qui travaille et celui qui l’emploie.
- article dix-neuf : Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement, si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
- article vingt : Nulle contribution ne peut être établie que pour l’utilité générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à l’établissement des contributions, d’en surveiller l’emploi et de s’en faire rendre compte.
- article vingt-et-un : Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens de travailler à ceux qui sont hors d’état de travailler.
- article vingt-deux : L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.
- article vingt-trois : La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et conservation de ses droits : cette garantie repose sur la souveraineté nationale.
- article vingt-quatre : Elle ne peut exister si les limites des fonctions publiques ne sont pas clairement déterminées par la loi, et si la responsabilité de tous les fonctionnaires n’est pas assurée.
- article vingt-cinq : La souveraineté réside dans le peuple. Elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable.
- article vingt-six : Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté.
- article vingt-sept : Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres.
- article vingt-huit : Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures.
- article vingt-neuf : Chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la loi et à la nomination de ses mandataires ou de ses agents.
- article trente : Les fonctions publiques sont essentiellement temporaires ; elles ne peuvent être considérées comme des distinctions, ni comme des récompenses, mais comme des devoirs.
- article trente-et-un : Les délits des mandataires du peuple et de ses agents ne doivent jamais être impunis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.
- article trente-deux : Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité.
- article trente-trois : La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme.
- article trente-quatre : Il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.
- article trente-cinq : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Table des matières

Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de l’an un de la République

La résolution du vingt-neuvième congrès du PCF

Quelques idées taboues

Staline, le socialisme et la démocratie

Lénine, le socialisme et la démocratie

Gracchus Babeuf, le socialisme et la démocratie

La Commune, le socialisme et la démocratie

Les congrès ouvriers, le socialisme et la démocratie

Les valeurs libératrices

Qui pouvait adhérer à l’Internationale communiste ?

Cela n’a rien de mystérieux !

Le parti communiste français après Tours

Rendre la philosophie populaire

Epilogue

chapitre 1 : la résolution du 29° congrès
- en mutant, que devient le parti communiste ?

- J’ai pris le parti communiste voici quelques lustres et cela m’a conduit à adhérer au parti communiste français. J’en suis toujours membre, et depuis quelques années, un malaise me gagne lorsque je l’observe. J’ai d’abord cons­taté à tous les niveaux une distance croissante entre les discussions des com­munistes et les déclarations publiques de ses diri­geants ; j’ai bientôt vu les secrétaires des fédérations départementales que je fréquentais devenir lointains, puis inaccessibles aux militants, en même temps qu’ils se faisaient porteurs d’une vérité pé­remptoi­re, qu’il n’y a pas lieu de discuter ; je connais par leur nom plu­sieurs centaines de camara­des qui ont pris leurs distances ; les effec­tifs ont fondu au point qu’au­jourd’hui, dans ces quelques départements, les communis­tes qui ne coti­sent plus sont entre cinq et dix fois plus nombreux que ceux qui cotisent. Que s’est-il passé, que se passe-t-il ?
- Le vingt-neuvième congrès du parti communiste français vient de s’a­chever ; j’ai lu sa résolution : c’est un texte décevant et mauvais.
- Il est décevant et mauvais parce qu’il ne relie pas l’entreprise capitaliste à l’exploitation que subissent les travailleurs ; parce qu’il se refuse à critiquer les règles qui déterminent la propriété ; parce qu’il renvoie étatisme et collectivisme dos à dos sans les définir ; parce qu’il fait de la vie des idées, de la culture et de la santé le domaine réservé des intellectuels ; parce qu’il décrit la campagne sans évoquer la friche ; parce qu’il ne fait pas le lien revendicatif entre celle-ci et le chômage ; parce qu’il traite de la citoyenneté comme d’un royaume de Dieu qui ne pose pas d’autre problème que la difficulté d’y accéder ; par la définition vicieusement circulaire de la cellule communiste qu’il contient et qu’il attribue faussement aux statuts du parti communiste ; par la sévérité de ce qu’il a fallu écrire pour seulement obtenir que soit rappelé que derrière la méta­phore de l’argent-roi, il y a des hommes.
- Il est décevant et mauvais parce que lui échappent les redoutables progrès des idées réactionnaires, portées par l’effort d’hommes qui exploitent l’avantage que leur donnent les formidables goufres laissés dans l’édition pro­gressiste par la disparition de Messidor que les efforts de quelques camarades n’ont pas pu compen­ser.
- Il est décevant et mauvais par sa tentative d’apparaître comme l’expres­sion d’un consensus de la société contre des forces destructrices extérieures, par ce qu’elle rend inconsistante la définition de ce contre quoi se bat le parti com­mu­niste français, parce qu’il est toujours superficiel, parce qu’il substitue si souvent l’incantation à l’argumentation qu’il se donne à lire comme une émana­tion de pensée magique.
- Il est décevant et mauvais par son mode d’exposition élitiste qui rend son contenu inaccessi­ble au profane, faisant que ni l’homme ni la femme habi­tant ce pays ne sont acceptés comme acteurs et partenaires de son pro­pos.
- Il est mauvais parce qu’il pose en principe un rapport idéaliste entre tout parti politique, même communiste, et l’idée qu’il véhicule ; parce que cela pose l’idée communiste comme s’imposant de l’extérieur à chacun de ses membres ; parce que cela place ce que la corporation journalistique appelle l’appareil en situation de dire qui est communiste et qui ne l’est pas. Il est mauvais parce qu’il nie tout rapport entre les militants communistes et la philosophie, ce qui tend à leur en interdire la pratique et protège l’autorité avouée ou occulte du mieux qui puisse être : une pensée et une expression vides de toute philosophie laissent sans entraves le rapport d’obéïs­sance qui est le moyen de l’autorité.
- Le texte est essentiellement mauvais parce qu’il analyse la société par catégories fixes et étanches, que cela occulte tout ce qui fait son évolution, et que cela condamne l’insti­tution politique organisée selon lui à n’être plus que le siège d’une juxtapo­sition de monolo­gues, affirmant tout au plus l’existence si­multanée de points de vue différents occupés par différents dirigeants, réduisant la vie politique de ses membres à choisir entre s’aligner derrière l’un ou derrière l’autre, et ses débats à obéï­r au principe que personne ne convainct per­sonne, à ne plus servi­r à rien et à ne plus intéresser personne.
- Il est mauvais par l’insulte qu’il adresse aux militants des cinq premières décennies de l’histoire du parti communiste français, en les accusant d’avoir pensé sans aucune autonomie, selon un modèle déterminé en dehors d’eux et par lequel leur réflexion se serait réduite à exécuter des automatismes appris une fois pour toutes, et dont un empereur du mal changeait à sa guise les paramètres. Cette insulte joue un rôle important dans le propos du texte : elle promet aux militants qu’ils seront accusés d’être restés des staliniens à la pre­mière tentative de rappeler la vérité de ce qu’ils ont fait, de témoigner de ce qu’ils ont été ; elle les avertit qu’ils ne pourront pas rétablir la vérité, pourtant infiniment riche, à la mesure contradictoire de l’humain, et donc fort différente du film d’horreur auquel il faudrait désormais croire : elle tend à les terroriser ; la raison du ci­toyen communiste est en danger d’être mise hors débat.
- C’est une agression qui s’en prend à l’auto­no­mie des militants, rendant métaphy­si­que le mode de pen­sée du parti : il représente désormais la so­ciété comme un assemblage de groupes fermés dont les membres accueillent passi­ve­ment les ora­cles de leurs prophè­tes caté­goriels et s’y plient sans murmurer ; déjà coupés des militants, les diri­geants sont désormais libres de manipu­ler à leur convenance la représentation de la société et le sens des mots, et de bran­dir une combinaison judicieuse de majorités préétablies si quelque murmure se faisait entendre. La résolution du vingt-neuvième congrès ne laisse rien subsis­ter des obstacles qui s’oppo­saient naguère à ce mode de direction ; rien n’empê­che plus que se produise à grande échelle la catas­trophe dont j’ai déjà vu des évène­ments précurseurs dans quelques départe­ments ; cette maladie de l’institu­tion in­feste en effet au moins deux des fédéra­tions du Limousin de­puis de lon­gues années ; en dix ans, leurs effectifs ont fondu dans des proportions catas­trophi­ques et au­jourd’hui, il semble que leurs dirigeants éloignent dès l’abord tous les militants qui pourraient leur apprendre le travail d’équipe : ces directions n’ont pas besoin des commu­nistes, une image leur suffit, c’est bien évident !
- Je pense que le contenu de la résolution du vingt-neuvième congrès est d’une essence réactionnaire qui réduit au rang de simple précaution oratoire les affirmations d’intention progressiste dont il est parsemé ; si nom­breuses soient-elles, ces affirmations restent superficielles et accessoires. L’é­mail, sans doute, est attirant et riche, mais le vase est de vil métal et le conte­nu, un poison. Le poison, c’est l’abandon du socialisme ; c’est-à-dire l’abandon de la revendication populaire élaborée au dix-neuvième siècle par les luttes des hommes et des femmes qui refusaient la misère. De Babeuf à Jaurès en pas­sant par Marx, Blanqui, les Communards et bien d’au­tres, ils appelaient socialisme la revendi­cation d’un mouvement durable de l’économie par lequel nul ne serait con­duit à la misè­re, au dénue­ment, au chôma­ge, à l’exclusion, au désespoir.
- La résolution votée par le vingt-neuvième congrès est mauvaise. Qu’elle insulte les militants est particulièrement odieux ; que cela ait été maintenu a­près avoir été mis en évidence montre que ce n’est pas une maladresse, mais l’ex­pres­sion d’une politique déli­bérée. De quoi s’agit-il donc ?
- Le parti communiste français est-il encore communiste ?

chapitre 2 : de quelques idées qu’un acte d’autorité
- a exclues de la discussion préparatoire au 29° congrès

- Un congrès communiste sert à rechercher, pour les poser, toutes les questions portant sur le fond des choses et sur l’essence des mouvements de la société. Les textes préparatoires n’y incitaient pas les communistes ; parmi d’autres, la question brûlante du rapport de la démocratie au socialisme était évitée ; un schéma caricatural tenait lieu d’évaluation des évènements de l’est européen ; j’ai tenté de les poser, mais par deux fois en moins d’un mois, le journal que, dans ma région, le parti communiste passe pour influencer m’a cen­suré, et la presse communiste nationale que je puis lire les a tues !
- J’avais proposé en effet deux articles, à quelques semaines d’intervalle. Le premier évoquait les discussions que j’avais eues avec un communiste dis­paru : la publication a censuré l’exposé des idées que nous avions formées au long de notre coopération militante ; voici ces idées :

  • nous fondons notre action de communistes sur les valeurs de Liberté, d’Egalité et de Fraternité vitales pour la République ; le moyen de notre action est notre Citoyenneté, c’est-à-dire ce par quoi nous participons, à égalité de droits avec tous les autres citoyens, à la détermination du destin national ; notre action s’inscrit dans la Laïcité, qui nie tout pouvoir aux clergés religieux, criti­que ministres et hauts fonctionnaires, conteste les pouvoirs de fait et donne son sens à la Démocratie ; rien d’essentiel ne nous conduit à nous cacher de nos concitoyens ; tous nos moments de clandestinité sont causés par l’exercice illégitime de pouvoirs contraignants qui nient le droit civique d’exprimer ses idées et de décider soi-même de ce qui concerne sa personne.
  • prendre le parti communiste, c’est décider d’être communiste : cela conduit à militer pour le refus de l’oppres­sion et pour la République de la justice et du travail ; cela suppose de discuter ouvertement, de rester attentif à l’autre en toutes circonstances et de toujours vouloir comprendre, passionnément ;
  • de 1956 à 1968, les communistes français avaient discuté intensément de la déstalinisation de l’URSS et du contenu du "rapport attribué à Khrou­chtchev" ; beaucoup de camarades peuvent en témoigner pour y avoir participé aussi ; par ces discussions nous rappelions que le contrôle du gouvernement de l’URSS incombait aux Soviétiques et à eux seuls, que le contrôle du PCUS était l’affaire de ses membres, que les citoyens que sont les communistes français sont responsables du parti communiste français et que par conséquent, ils en répondent devant leur conscience et ne reconnaissent aucune autre auto­rité ; nous rappelions aussi que ce serait un non-sens que de subordonner au Parti communiste de l’Union soviétique ou à Staline la révolution à venir en France, que l’euvre de la Révolution française de 1789 est toujours féconde de progrès révolutionnai­res pour toute l’humanité, que notre prise de parti commu­niste y puise sa réali­té, et que nul symbole ne peut être substitué à cette sour­ce ; ces discussions nous ont conduits à la ferme consci­ence de ce que socia­lisme et démocratie ont même essence, qu’ils ne peuvent pas se développer l’un sans l’autre ; que cela donne aux gouvernements un moyen simple et effi­cace de réprimer l’un ou l’autre : il leur suffit en effet de faire barrage à l’un des deux ! L’histoire européenne a entièrement confirmé cette analyse après 1968, puisque nous avons vu les grands capitalistes scandi­naves faire barrage au socialisme, et conduire ainsi le modèle scandinave de développement démocra­tique à l’échec, et les grands dirigeants qui avaient baptisé socialisme réel le régime socio-politique de leurs pays répri­mer toute intervention du peuple pour ses intérêts, c’est-à-dire nier la démocratie, priver ainsi le socialisme de toute dé­fense, puis conduire leurs pays à réintégrer le système capitaliste : cette confir­mation qu’ils apportent à notre analyse nous remplit d’un peu de satisfac­tion et de beaucoup d’amertume.

- La tribune régionale de discussion préparatoire au vingt-neuvième con­grès a publié mon second article en y censurant les arguments suivants :

  • il serait dangereux que les communistes ne discutent pas l’hypothèse que ce qui s’est effondré à l’est de l’Europe serait le socialisme ;
  • il est douteux que ce qui s’est effondré à l’est soit le socialisme : ceux qui l’affirment en France évitent d’en discuter, n’en apportent jamais la preuve et passent le plus vite possible à la propagande des conséquences qu’ils en tirent ;
  • les structures de pouvoir contraignantes ne sont pas socialistes ; celles des états du "camp socialiste" le prouvent assez, elles qui ont permis à leurs chefs de gouverner jusqu’à ce que la catastrophe soit accomplie ;
  • il n’est pas socialiste d’enfermer paysans, ouvriers ou intellectuels dans des camps de travail forcé ;
  • nos raisons de refuser de reconnaître comme socialistes l’enfermement des ouvriers et l’institution de structures contraignantes de gouvernements sont essentielles ; elles sont actives dans le mouvement ouvrier français sans inter­ruption depuis le dix-neuvième siècle ; d’elles procèdent tous les succès passés du parti communiste français ;
  • si le mouvement populaire n’a pas protégé le socialisme contre les processus qui le détruisaient, c’est parce que les institutions sociales et politi­ques des pays dits socialistes interdisaient l’intervention directe du peuple en politique pour ses intérêts : elles réprimaient ainsi la démocratie dans la cité, dans les villes et les villages ; au travail, elles la subvertissaient totalement ; c’est donc parce qu’elles muselaient le peuple que le socialisme s’est trouvé privé de toute protection ;
  • à force d’exercice absolu, le pouvoir politique des pays du camp socia­liste avait fini par prendre le parti contraire au socialisme.

- La place journalistique insuffisante ne saurait expliquer ces coupures, car pour des textes d’autres orientations politiques, le même journal trouve souvent, et semble-t-il sans trop de peine, davantage de place, et surtout parce que dans chacun de ces deux cas, comme tu peux le vérifier cher lecteur, les paragraphes censurés développaient les mêmes rappels, les mêmes arguments et les mêmes questions. C’était donc bien une censure, qui tentait d’évi­ter que ces rappels, ces arguments et ces questions n’incitent les lecteurs à sortir de schémas de discussion que quelqu’un, parmi ceux qui géraient la pré­paration du congrès, avait déterminés à l’avance. Cela me donne à penser que les déci­sions que mes rappels, mes arguments et mes questions visaient a­vaient été prises avant que les communistes aient été invités à préparer le congrès.
- Les quatre grands thèmes censurés de mes textes peuvent donner une idée des questions que la censure protégeait ; voici ces thèmes :

  • Le premier est un ensemble de rappels : une militante ou un militant communiste est une femme ou un homme qui exerce consciemment ses droits humains et civiques ; il agit en toute légitimité, au grand jour, et les cas où l’ac­tion militante se fait clandestine sont liés aux prises de pouvoir illégitimes par lesquelles tel ou tel groupe ou caste entreprend de subjuguer le peuple ; le communiste vit et milite très bien lorsqu’il donne vigueur aux valeurs produites par la Révolution française, que les Sans-culottes avaient d’abord cru pouvoir réaliser dans la première République, et qui depuis le neuf thermidor an deux de la République (27 juillet 1794), sont en butte à une répression qui n’a connu qu’une éclipse partielle et brève lorsqu’en 1871 Paris s’est mise en Commune.
  • Le deuxième thème est un autre ensemble de rappels : de 1956 à 1968, les communistes français ont longuement discuté du stalinisme, et nul n’aurait pu leur interdire de prendre connaissance du "rapport attribué à Khrouchtchev" ou de n’importe quel autre texte ; les communistes français vivent fort bien dans la tradition que d’aucuns disent voltairienne et pour eux, l’interdit frappant un texte est bien plutôt une raison supplémentaire de le lire et de se faire leur propre idée de son sens. La longue discussion sur le stalinisme a rappelé que les communistes français ne sont subordonnés à personne, que la tradition de la Révolution de 1789 est leur, que l’idée de subordonner une révolution à une autorité est un non-sens imbécile, que socialisme et démocratie sont incapables de se développer l’un sans l’autre, ce qui prouve qu’ils ont tous deux pour essence l’intervention du peuple en politique pour ses propres intérêts ; le parti communiste français avait inscrit les résultats explicites de cette discussion dans le manifeste de Champigny voté par son comité central le six décembre 1968. C’étaient nos propres conclusions, et nous pouvons en répondre la tête haute : nous n’avons pas à nous taire !
  • Le troisième thème est la constatation de ce que l’histoire des quinze années écoulées en Europe depuis 1980, prouve en quelque sorte l’essence commune du socialisme et de la démocratie rien qu’en relatant l’effondrement du modèle scandinave de démocratie et celui du modèle de socialisme réel.
  • Le quatrième thème est le rappel de ce que nos sources du socia­lisme sont aussi celles de Marx et d’Engels, qu’elles ont au bas mot un siècle d’an­tério­rité sur la Révolution russe d’octobre 1917, et la constatation de processus contrai­res au socialisme qui procédaient des hautes sphères des institutions et dominaient le "camp socialiste" à l’appro­che de la fin.

- Tu le vois cher lecteur : la réflexion interdite a pour objet le rapport du socialisme et de la démocratie ; soit qu’elle propose sans restriction au militant communiste ses droits humains et civiques comme moyens d’agir en politique, soit qu’elle reconnaisse explicitement l’unicité d’essence du socialisme et de la démocratie comme principe organisateur de l’effort communiste. Je te prie d’ob­server que la censure qui les frappe interdit le rappel de ce que furent douze ans d’histoire des militants communistes français, de 1956 à 1968 ; ce coup de gomme est tout aussi odieux que l’insulte faite aux militants communistes.
- Pourquoi cette censure, pourquoi ce coup de gomme sur l’histoire, et pourquoi cette insulte aux militants ? Censurer, c’est interdire que l’on dise ; gommer l’histoire, c’est interdire que l’on se remémore ce qui fut, insulter les militants, c’est leur interdire de raisonner.
- Ces trois actes prononcent l’interdit contre la tradition critique dont les communistes français ont toujours fait usage, contre l’évaluation par les commu­nistes du rapport entre socialisme et démocratie, enfin contre la tradition révolu­tionnaire ancienne du parti communiste français, celle qui le relie au mouvement ouvrier français du dix-neuvième siècle.
- Il est de fait que cet interdit protège la relation fausse de l’histoire des commu­nistes français que fait la même résolution pour justifier l’ensemble de définitions et d’orientations qu’elle dénomme la mutation.
- Le résultat, c’est que la résolution du vingt-neuvième congrès remplace l’histoire par une vérité officielle, fonde sur des préjugés l’orientation future du parti, et, afin de lui donner la valeur d’une décision prise, inter­dit qu’il soit discu­té. En résumé, par cette résolution, la direction du parti com­muniste français tente d’obtenir l’aval des membres de ce parti pour une déci­sion prise en secret par des inconnus, puis glissée dans les processus du con­grès à la manière d’une lettre que l’on glisse dans une boîte à lettres de la poste, et qu’il serait alors délictueux d’ouvrir avant qu’elle soit parvenue à desti­nation.
- J’ignore quand ces inconnus ont commencé d’agir. Mais la question se pose maintenant de savoir quand la direction du parti communiste français s’est placée sur leurs positions. C’est certainement arrivé bien avant que le vingt-neuvième congrès soit convoqué, puisqu’il fallait être sûr de ce que la discus­sion ne causerait aucune surprise, et pour cela, bien le ficeler avant de le con­voquer. Certainement aussi, c’est arrivé après le 6 décembre 1968, car sans cela, le comité central n’aurait pas adopté le manifeste voté à Champigny. Il ne m’est pas possible d’être plus précis, car les indices à ma disposition devien­nent contradictoires : certains donnent des raisons de penser que la direction du parti communiste français ne serait pas venue sur les positions de ces inconnus avant le 27° congrès : les résolutions des congrès antérieurs à cette date réaffir­ment en effet, avec plus ou moins de force et en divers termes, la communauté d’essence du socialisme et de la démocratie ; par contre, la rapidité de l’oubli qui a frappé le manifeste de Champigny, les répliques médiocres et insignifiantes opposées aux concepts brejniéviens du socialisme réel et de la souve­rai­neté limitée des états du camp socialiste par les journaux communistes en France, et l’attitude des cinq secrétaires fédéraux que j’ai fréquentés, cela me donne de très sérieu­ses raisons de penser que ces inconnus auraient bien pu dominer le bureau politi­que du parti communiste français dès le début de la huitième dé­cennie : Ces "premiers secrétaires fédéraux", tel est leur titre, s’oppo­saient en effet pendant toute cette période à tout changement ; je les ai plus d’une fois enten­dus repro­cher à des militants : "On sort du congrès, tu ne vas pas le refaire !", les détour­nant ainsi du projet de mettre le congrès en actes. Ces contradic­tions pourraient bien jalonner une lutte d’influence qui aurait sévi au sein du secrétariat, du bureau politique et du comité central, et dans laquelle des pre­miers secrétai­res fédéraux seraient intervenus avec toute la force que leur donnait le contrôle total d’un carrefour obligé de l’informa­tion du parti.
- L’insulte aux militants communistes serait alors une intimidation desti­née à faire taire les désaccords : elle menace en effet les communistes d’être accusés de stalinisme. L’insulte prend la place de l’argu­ment qui n’e­xis­te pas ; c’est naturel : faute de convaincre, il faut contrain­dre.
- Mais au fait, que vaut l’accusation de stalinisme ?

chapitre 3 : Staline, le socialisme et la démocratie

- Dans les affrontements politiques en France, beaucoup lancent le mot stalinisme pour jeter l’opprobre sur une argumentation qu’ils ne veulent ni discu­ter ni laisser discuter. Cela donne des résultats car le plus grand nombre des citoyens ignore à peu près tout de la vie des hommes et des femmes soviéti­ques. Mais c’est un malheur, car ce subter­fuge jette aux oubliettes les argu­ments qui entretiennent le souvenir des luttes libératrices, et parce que sans ce souvenir, la liberté n’a plus d’avenir en France.
- Le stalinisme est un fourre-tout : par exemple, les capitai­nes d’industrie du capitalisme français triomphant, les Schneider du Creusot, ou ceux de Bel­fort, seraient des héros staliniens très présentables ! Cher lecteur, à ton avis, pourquoi le terrorisme réactionnaire met-il bas les pattes devant eux ?... Pour qu’argu­menter rede­vienne possible, il faut rendre un sens à ce mot.
- Je propose de définir le stalinisme au plus près du fonctionnement systématique de la langue française : reconnaissons que le suffixe -isme désigne un effort pour ressembler à, pour faire la même chose que, ou pour obéïr à la règle définie par ce que désigne le mot auquel il est suffixé. Le stalinisme est alors l’effort pour faire comme Staline, ou pour lui ressembler, ou pour lui obéïr. L’activité de Staline a inscrit cet effort dans la société : le stalinisme est l’euvre directe, per­sonnelle ou déléguée, de Staline. Une telle définition permet l’étude des ressemblances qui rapprochent l’euvre de nos capitaines d’industrie de celle de Staline en URSS : paradoxalement, cette étude éclairera utile­ment le sens que peut prendre le mot démocratie dans une étude de l’économie.
- Le stalinisme est l’activité de Staline, l’euvre qu’il a produite, lui-même et par son influence directe, et inscrite sur le papier et dans la vie sociale et économique de l’URSS ; il est cohérent d’élargir cette définition aux effets que l’influence de Staline a produits sur diverses institutions étrangères à l’URSS, et notamment sur les partis communistes des autres pays, dont le français.
- Que nous apprend alors l’histoire des dix dernières an­nées du continent européen ?
- J’ai pu constater en 1992, lors d’un séjour à Moscou, que le peuple refuse de revenir au système stalinien car il lui impute une grande part de ses souffrances passées ; mais il n’appelle pas ce système le socialisme ; le peuple impute à Staline le poids et l’activité des institutions formées pour mettre la violence en euvre aux fins de protéger l’état, la transformation de l’économie en une administration et le contrôle de la haute administration sur la population ; ce pourrait être un héritage du régime impérial. Les institutions de ce système ont accompli la répression de l’expression politique populaire, c’est-à-dire de toute démocratie ; cela a privé le socialisme de tout ce qui pouvait le faire vivre et le défendre. L’URSS n’était ni le socialisme ni un exemple de socialisme. L’URSS n’était socialiste que pour autant que le processus socialiste y dominait tous les autres. Mais au temps de la glaciation brejnievienne, il ne dominait déjà plus ; les processus contraires, prenant le dessus, ont amené la fin de l’URSS.
- Les membres de la haute société russe, après ceux de la haute nomen­clature, ont fait dériver le sens des mots russes sotsializm et komounizm au point qu’ils ne peuvent plus être traduits en Français par les mots socialisme et communisme. Ces mots sont devenus de faux amis des traducteurs. Les peuples des pays du camp socialiste n’ont jamais renié la revendi­cation populaire de justice et de dignité ; après la reconquête de leurs pays par le capitalisme, elle est de pleine actualité : elle est devenue la revendication des innombrables démunis : notre histoire appelle socialisme cette revendication ; ce qui reste en suspens, ce sont les noms sous lesquels les peuples de ces pays la désigneront désormais, et désigneront l’effort nécessaire pour la faire valoir : choisiront-ils d’autres noms, plus proches des systèmes de leurs langues, ou reconquerront-ils les calques des noms français ? Nul n’en décidera à leur place.
- Pendant leurs deux dernières décennies, l’organisation des pays de l’est européen présupposait incompa­tibles le socialisme et la démocratie ; les diri­geants dénoncaient comme antiso­cialiste toute intervention directe du peuple en politique ; lorsque le temps d’en finir est venu, ce même présupposé a donné au mot d’ordre (imposé par en-haut) de démocratisation le sens concret (d’abord passé en contrebande) de désocialisation et de thérapie capitaliste de choc.
- Les procès de l’après-guerre qui ont abouti à la condamnation de tant de communistes montrent que dès alors ce présupposé avait placé le gouverne­ment de l’URSS et tout son appareil officiel ou occulte en contradiction avec le mouvement par lequel depuis 1934 un très grand nombre de communistes du monde s’engageaient et engageaient leurs partis dans la lutte antifasciste ; par ce mouvement, ceux de France partici­paient au Front populaire que le peuple portait au pouvoir en 1936 ; ce même mouvement les portait depuis 1936 à prendre les armes, contribuant d’abord aux Brigades internationales qui guer­royaient en Espagne, puis aux diverses "armées de l’ombre" d’Europe ; en grand nombre, les communistes soviétiques avaient utilisé les moyens de leur état pour participer aussi à cette guerre anti­fasciste. Chacun des moments de cette lutte armée atteste qu’en luttant contre le fascisme, les communistes défen­daient la démocratie parce que chacun d’eux savait en conscience que sa des­truction conduisait au triom­phe du fascis­me, qui porte la mort du socialisme. La République espagnole n’était pas socia­liste, mais son essence de véritable république permettait au peuple de com­mencer de satisfaire sa revendication socialiste et par l’action du front populaire espagnol, il le faisait. Les communis­tes qui défendaient les ar­mes à la main la République espagnole apportaient la preuve de ce que socia­lisme et démocratie ont même essence. La même preu­ve résulte diversement et avec des forces diverses des autres moments et des autres lieux de la résis­tance antifasciste. Les procès systématiques faits par le stalinisme à ces com­munistes se donnent à lire comme exprimant la prise de parti du gouvernement de Staline de nier toute compatibilité entre socialisme et démocratie.
- Dès l’avant-guerre donc, le mouvement communiste mondial était tra­vaillé par la contradiction entre deux évaluations du rapport entre socialisme et démocratie : selon l’une, qui fut celle de Staline, de son gouvernement et de tous les gouvernements soviétiques qui lui ont succédé, à l’exception peut-être de celui conduit par Andropov, socialisme et démocratie sont incompatibles. Selon l’au­tre, qui a conduit les communistes à lutter les armes à la main contre le fascis­me, socialisme et démocratie ont même essence.
- Qu’en disait Lénine ? De ce que lui donnaient à voir l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, la France et les Etats-unis d’Amérique de son époque, il inférait que la démocratie est une forme de l’état, qui a pour fonction d’encadrer l’exploi­tation de classe afin qu’elle dure. La tâche des communistes étant de libérer le socialisme afin qu’il parvienne à dominer les institutions de la société, ils doivent détruire l’état, même s’il est appelé démocratie. Quant au socialisme, c’est la réalisation du mode supé­rieur de la démocratie. Son essence est l’effort par lequel chaque citoyen parti­cipe à l’élaboration de la loi commune, à sa mise en vigueur et au contrôle de son exécution ; autrement dit, c’est l’intervention directe du peuple pour faire valoir ses intérêts dans la formation de la loi, dans la con­duite des affaires publiques et dans la satisfaction des besoins des êtres hu­mains. Mais qu’est-ce que cela si ce n’est le processus que la première république française avait appelé la démocratie, et dont la constitution de l’an 1 tentait une description explicite ? Loin de nier les liens du socialisme et de la démocra­tie, Lénine proposait au peuple de faire du socialisme l’accomplissement concret de la démocratie en économie ; en déclarant le socialisme incompatible avec la démocratie, Staline a fait déraper le sens de tous ces mots et les a placés hors du sens que leur donnait Lénine.
- Décidément, il faut aussi parler du léninisme !

chapitre 4 : Lénine, le socialisme et la démocratie

- Evaluant la démocratie, Lénine écartait d’abord les définitions de principe et l’histoire de la chose pour mieux observer les réalisations concrètes à sa portée. Les communistes français se sont sentis sollicités par lui de faire de même ; par excès, certains d’entre eux se sont rendus incapables de penser son mouvement. Cela les a placés en contradiction entre leur parti pris d’agir concrètement et leur profond besoin de cohérence avec l’ensemble des ouvriers français. Cette contradiction n’a jamais été bien résolue.
- Il est important de faire tomber le masque démocratique derrière lequel la bourgeoisie dérobe l’état par lequel elle maintient l’exploitation ; cela peut conduire les communistes à accorder à la remarque de Lénine autant d’importance qu’à une définition fondamentale, mais cela ne permet pas d’oublier la suite de la remarque, selon laquelle le socialisme réalise supérieurement la démocratie. Car lorsque le masque est tombé, et que la réalité brutalement répressive et autoritaire de l’état bourgeois est mise à nu, la cohérence avec le mouvement ouvrier redevient un besoin essentiel du citoyen communiste : la prise de parti communiste est en effet de satisfaire la revendication ouvrière d’intervenir directement dans la politique pour faire valoir ses propres intérêts, qui est l’essence du mouvement ouvrier depuis son origine jusqu’à ce jour ; lorsqu’il ont mis à nu l’essence brutale et autoritaire de l’état bourgeois, les communistes doivent mettre en face leur prise de parti ; ils doivent constater et faire constater qu’elle est une revendication concrète de démocratie, alors que depuis le neuf thermidor an deux de la République (27 juillet 1794), la bourgeoisie française conçoit son état comme l’institution destinée à réprimer chaque jour la revendication ouvrière de démocratie et à la faire oublier.
- Dans la profondeur de son engagement militant, Lénine devait à son histoire personnelle d’être beaucoup moins sensible que ne l’étaient en France les communistes et beaucoup d’autres socialistes au besoin révolutionnaire d’une pensée cohérente avec la conscience autonome, de classe, que développait le mouvement ouvrier. La rigueur de sa réflexion pouvait d’autant moins compenser cette moindre sensibilité que la préoccupation première de Lénine était la Russie, où jamais nulle tentative démocratique n’avait eu lieu avant 1917, la Douma de 1905 n’ayant été qu’un vivier où l’empereur, le Tsar, pouvait choisir ses commis et ses conseillers quand il ne préférait pas les trouver ailleurs. Or c’est de son observation de l’empire du Tsar que Lénine inférait d’abord les concepts de l’action révolutionnaire : la situation de cet empire et les conditions qu’il imposait au mouvement populaire n’incitaient pas Lénine à approfondir son approche de la démocratie. Mais la pensée qui se libère et devient féconde a pris la dialectique pour mouvement ; le peuple qui réfléchit son action révolutionnaire et les communistes russes qui participent à l’action populaire en leur qualité de membres du peuple, tout cela constituait les conditions de l’émergence d’une pensée communiste cohérente avec le mouvement populaire, et seule l’essence ouvrière qui, à la ville comme dans les campagnes, maintient la démocratie au coeur même du mouvement populaire, peut l’animer en temps de révolution. Mais dans la détermination de son effort, Lénine avait donné une telle priorité à l’action concrète que, lus trois quart de siècle plus tard, ses écrits renvoient le mouvement de sa pensée à un arrière-plan auquel le lecteur n’accède pas toujours facilement. L’urgence quotidienne dans laquelle l’a placé la présidence du conseil des commissaires du peuple, qui gouvernait la Russie des Soviets, n’a sans doute rien arrangé. Le résultat est un peu comme si dans l’euvre de Lénine, l’action léniniste faisait de l’ombre à la pensée léniniste. Cette circonstance a certainement facilité les choses à Staline lorsqu’il a utilisé le souvenir de l’action de Lénine pour faire passer son propre mode de pensée qui réservait au seul chef suprême l’usage de la dialectique.
- Le mérite de Lénine est d’avoir milité sincèrement parmi les autres militants révolutionnaires, d’avoir pris les responsabilités qu’il pouvait prendre et de les avoir assumées jusqu’au bout. Mais pour Lénine comme pour Marx, ce serait un faute que de donner à croire qu’il est le, ou un des deux génies fondateurs définitifs du communisme ou du parti communiste, et ce serait les trahir que de présenter ce qu’ils ont dit ou écrit comme une vérité définitive. Le devoir des communistes est de juger de la vérité des choses que chacun d’eux a dites ou écrites en prenant pour critère les effets observables produits dans le mouvement social et politique concret par les pratiques auxquelles nous pouvons rapporter leurs euvres. Etre fidèle à Marx, c’est aussi juger Marx ; être fidèle à Lénine, c’est aussi juger Lénine. Mais faire de leurs euvres la quintessence de toute science, c’est trahir chacun des deux !... : en s’efforçant de prendre rang comme le troisième génie, Staline a commis cette trahison.
- Lénine a donc placé une forte ambigüité dans le sens que le mot de démocratie peut prendre dans les consciences des révolutionnaires ; ceux qui jusqu’alors se divisaient sur la nécessité ou la possibilité de dire qu’ils avaient la réalisation de la démocratie dans leurs objectifs, Lénine les a conduits à se détourner de ce débat pour se poser une nouvelle question : "Faut-il mobiliser la démocratie pour détruire l’état qui maintient l’exploitation, ou détruire toutes les institutions de l’état, sans égard à ce qu’il peut y avoir de démocratie ici ou là ?" Mais en même temps, sa reconnaissance du contenu essentiellement démocratique du socialisme est de nature à maintenir l’unité des communistes, et à la prolonger par l’unité du mouvement ouvrier lui-même, autour de l’idée que dans les deux éventualités, le besoin de démocratie serait satisfait par le socialisme. En somme, si les communistes étaient conduits à se poser cette question, ils pouvaient aussi convenir de n’y pas répondre immédiatement : cette situation a sans doute apporté du crédit à l’idée perverse selon laquelle le maintien de l’unité du mouvement pouvait justifier que l’on remette à plus tard la recherche de la réponse à telle ou telle question importante.
- La perversité de cette idée est bien éclairée par le fait qu’en Russie soviétique, les circonstances qui lui ont donné du crédit sont celles dont Staline, qui n’a jamais reconnu de valeur à la démocratie, a fait l’escalier de sa montée au pouvoir suprême, au bout de laquelle il a fait triompher, toujours sans débat démocratique, cela va de soi, le parti pris de considérer socialisme et démocratie comme incompatibles. C’est pourquoi il me faut dire ici que les pratiques de Staline, de son système administratif et de ceux qui, même sans le dire, se sont pliés à son influence ne peuvent pas être rapportées à l’euvre de Lénine : Staline est séparé de Lénine par le parti qu’il a pris, dans son action pratique, de présupposer socialisme et démocratie incompatibles.

chapitre 5 : Gracchus Babeuf, le socialisme et la démocratie

- En vérité, le début du communisme français est bien antérieur à la Révolution russe d’octobre 1917. Lorsqu’en 1920 à Strasbourg, puis à Tours, les membres de la Section française de l’Internationale ouvrière discutaient, puis votaient l’adhésion à l’Internationale communiste, ils n’obéïssaient à personne : en conscience, ils dotaient le mouvement communiste français de l’institution d’action politique qui lui manquait encore. Certes, Lénine y avait appelé, mais cet appel n’était qu’une nouvelle incitation, une de plus, à poursuivre un effort déjà engagé, et dont l’essence ne dépendait d’aucune personnalité si glorieuse soit-elle ; Jean Jaurès, avant d’être assassiné par le premier coup de feu de la première guerre mondiale, avait maintes fois écrit qu’il plaçait son action politique dans la perspective du communisme ; la remarque de Lénine sur la démocratie avait perturbé le mouvement communiste français, dont la cohérence était de longue date assez forte pour que dans sa critique de la Commune de Paris, Karl Marx l’appelle à produire une institution capable d’organiser son action dans les mouvements sociaux ; lorsqu’en 1848, Friedrich Engels et lui rédigeaient le manifeste par lequel l’Association internationale des Travailleurs (première Internationale) allait définir son activité, ils ont donné à ce texte le titre de Manifeste communiste parce que le communisme était déjà identifiable en Europe : Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme... son évocation terrorisait les bourgeoisies : ces gens proches de leur capital ressentent matériellement la menace de la revendication ouvrière animée par le communisme ; il y avait là un mouvement social réel ; certains écrivains l’avaient déjà observé deux décennies auparavant, et en faisaient mention dans leur relation des mouvements populaires dont ils avaient été témoins ou acteurs ; ils le reliaient à la tradition de la Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf dont Buonarroti a témoigné dans un livre paru en 1828. Je ne parlerai pas des mouvements populaires qualifiés de communistes avant la Révolution, parce qu’en détruisant l’ancien régime, la Révolution a travaillé les mots et les idées de ces mouvements comme elle a travaillé tous les concepts de la vie sociale des habitants de la France, et qu’elle a renouvelé leur sens.
- La revendication d’égalité en droits et le communisme sont essentiellement liés. La revendication d’égalité en droits s’exprimait lorsque Jean-Jacques Rousseau a mis en face de la crise de l’ancien Régime son étude de l’être humain. Considérant que la culture, et avec elle inclusivement toute structure sociale, s’est développée sur un substrat naturel de manière à délier l’être humain de la contrainte directe des lois de la nature, il cherchait la part de nature enfouie dans l’homme ; il a ainsi mis à jour les besoins vitaux de l’individu que la société doit satisfaire faute de quoi elle périra elle-même. S’il y a devoir de la société envers l’individu, il y a droit de l’individu sur la société ; c’est donc à des droits de l’homme et de la femme individuels que le devoir social répond ; parce qu’ils sont attachés à l’état de nature de l’être humain, ces droits primitifs sont universels en ce sens que toute société qui s’y soustrait entreprend de périr à plus ou moins long terme. Par ces raisons, les droits naturels de l’être humain peuvent servir de référence critique à toute société. Jean-Jacques Rousseau propose alors de fonder explicitement les droits de chaque être humain sur l’état de nature et de choisir la mise en vigueur de ces droits comme critère de toute société à venir ; parce que ces droits sont rattachés à l’état de nature, à la part de la nature qui est le substrat de chaque être humain, quel qu’il soit et où qu’il soit, ceux qui appartiennent à l’un sont les mêmes que ceux qui appartiennent à l’autre : c’est l’égalité en droits.
- Dès l’ancien Régime, beaucoup des lecteurs de Rousseau ont vu dans ses réflexions une réponse à la crise d’une telle pertinence et d’une telle profondeur que nombre d’entre eux les ont faites leurs et prises pour base de leur propre recherche ; l’illégitimité de l’ordre social de l’ancien Régime leur est alors apparue en même temps que la possibilité logique de penser un ordre social légitime. En entreprenant de l’élaborer et en rendant permanente et systématique la critique de l’ancien Régime selon les droits que l’état de nature confère à tout humain, ils ont fondé sur ces droits la légitimité des lois et des institutions. Ainsi s’est formé le parti de l’égalité. La Révolution est venue lorsque l’ancien Régime tout entier a été jugé illégitime par le grand nombre des hommes et des femmes qui y vivaient et y travaillaient. Alors s’est imposé de nommer citoyen l’homme qui exerce ses droits naturels pour contribuer à instituer la société légitime : adoptant ce mot avec ce sens, les anciens sujets du Roi de France sanctionnaient le processus, nouveau lui aussi, des Droits de l’Homme et du Citoyen. Alors aussi est apparu au grand jour un processus économique : les amis de l’égalité voyaient les Français se diviser en partis selon les fonctions économiques qu’ils assumaient jusque-là ; sauf exception, les gros propriétaires annexaient à leur fortune tout ce qu’ils pouvaient des objets de la propriété royale ou seigneuriale déchue, et mettaient en vigueur à leur usage exclusif de nouveaux pouvoirs : ceux-là se séparaient ainsi du parti de l’égalité et se plaçaient devant le peuple dans la position qu’occupaient auparavant les aristocrates, sans défendre vraiment la Révolution que l’intervention étrangère menaçait. Il s’est avéré dans cette situation que même après que les constitutions et les lois aient été votées, le citoyen qui les critique agit en toute légitimité ; et que de plus, la revendication d’égalité en droits porte aussi sur l’économie. Robespierre en a tiré la leçon en proposant une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui ne faisait plus de la propriété un droit principal, inviolable et sacré, qui au contraire la limitait et déclarait le droit pour chacun de pourvoir à son existence, d’accéder à l’instruction, de concourir à la formation de la loi et de résister à l’oppression.
- Amis de l’égalité et de la nombreuse classe des travailleurs forment désormais un seul parti. En 1828, Buonarroti identifie la signification de classe prise pendant les ans 1 et 2 de la République par le parti de l’égalité.
- Quelques mois plus tard, le poutch du 9 Thermidor an deux de la République (27 juillet 1794) a mis fin au processus des Droits de l’Homme et du Citoyen en France ; la violation des droits naturels de tous ceux qui ne possèdent que leur force de travail et leur intelligence est devenue la règle sociale : la citoyenneté française est réprimée et tous les moyens de gouverner la France sont rassemblés dans les mains de la grande bourgeoisie.
- Chaque jour depuis lors, Gracchus Babeuf et beaucoup d’autres amis de l’égalité en droits constataient la situation inhumaine faite désormais au peuple : étaient privés de tout droit civique tous ceux des artisans, des boutiquiers, des paysans et des pêcheurs dont l’impôt était inférieur à un seuil arbitraire et élevé, ainsi que tous les ouvriers des villes et des campagnes ; le système économique imposé par la bourgeoisie, le marché sans contrôle, plongeait et maintenait les membres du peuple dans une insondable misère : la limitation du salaire, leur seule ressource, les contraignant à habiter des taudis, à s’habiller de hardes, à se mal nourrir, à peine assez pour ne pas mourir, et les privant du secours médical contre la maladie ; les maîtres du pouvoir réprimaient férocement et systématiquement les ouvriers des villes et des campagnes, avec toute la puissance des moyens de l’état, y compris la violence quotidienne et collective, par la police et par l’armée.
- La Révolution n’a pas résolu le problème social ! Gracchus Babeuf décrivait ainsi la situation, scandaleuse pour quiconque ne renonçait pas à l’euvre réalisée en cinq ans, du printemps 1789 à l’été 1794, par la Révolution ; Le problème social est celui que pose globalement la société dès lors que la misère y est banale et que le fonctionnement normal de l’économie produit sans cesse de nouveaux miséreux. La révolution aurait-elle dû le résoudre ?
- Les amis de l’égalité en droits le pensaient : quelques semaines après le poutch, ils ont entrepris de résister, et dans ce but, se sont constitués en sociétés et comités : la fondation de la société du Panthéon est sans doute le premier acte du mouvement populaire d’organisation par lequel les membres du peuple s’efforcent de rendre cohérente leur résistance à l’oppression bourgeoise. Le comité formé ensuite s’était défini comme suit :

  • sur le plan public, son but était d’amener le peuple à intervenir lui-même en politique pour faire valoir ses propres intérêts ; son moyen était de rendre au peuple ses assemblées, ses discussions, ses délibérations que les poutchistes venaient d’interdire, et le sentiment de sa force. Afin de remettre en vigueur la discussion et la délibération populaires, le parti de l’égalité proposait aux patriotes et au peuple la constitution de l’an 1 de la République (1793) pour point de ralliement, sans cacher ses défauts dont le premier est qu’elle consacrait le droit de propriété dans toute son effrayante latitude ;
  • sur le plan intérieur, le comité s’assignait de permettre à chaque membre d’acquérir la conscience de ce que l’action en projet est juste, ainsi qu’une idée complète de l’ordre politique à mettre en vigueur, afin de ne pas livrer le peuple à de nouvelles convulsions qui pourraient instaurer une nouvelle tyrannie, créer de nouveaux privilèges et favoriser de nouvelles ambitions d’appropriation du pouvoir. Buonarroti témoigne que le comité a fonctionné comme une école où après avoir démélé les maux qui affligent les nations, on parvint à poser les principes d’ordre social que l’on crut les plus propres à les en délivrer et à en empêcher le retour.

- En résumé, le parti de l’égalité se proposait de fonder la cohérence du mouvement populaire qu’il entreprenait de libérer sur la discussion et la délibération des actes collectifs, et c’est à l’étude, à la recherche et à l’expression des principes que la cohérence des comités devait s’appliquer. Les initiateurs du mouvement populaire d’organisation en France avaient choisi la discipline d’étude comme principe, et le progrès de la connaissance et de la culture de chacun comme moyen de cohérence. Un tel mouvement ne peut avoir de chefs !
- L’immense espoir qui avait soulevé les membres du peuple en septembre 1792, et les avait portés en masse à la défense de la République contre l’invasion de l’armée des princes d’Europe coalisés et des aristocrates exilés est resté ardent dans la mémoire populaire : ils avaient sauvé la République et la Patrie, faisant la preuve de leur compétence politique : la privation de leurs droits civiques est une injustice intolérable. Gens de tous les métiers, des ateliers, des champs et des manufactures, ils pouvaient dire qui parmi eux avait fait de ses mains chacun des biens dont jouissaient exclusivement les aristocrates et les bourgeois : la misère qui est leur lot est aussi une injustice, corrélative de la première et tout aussi intolérable. Longtemps encore après l’échec de la tentative de Babeuf, ces deux injustices nourrissaient la pensée que la Révolution aurait dû résoudre le problème social, et pour certains, les conduisaient à l’idée qu’il fallait le faire maintenant. D’autres le pensaient aussi : petits bourgeois privés de droits civiques par leur fortune insuffisante, tentant de vivre d’une profession intellectuellement exigeante et qu’ils savaient nécessaire à la société humaine, ou ceux que leur rigueur morale maintenait dans une honnêteté sourcilleuse et qui refusaient d’exercer des droits illégitimes, ou même ceux qui comprenaient que si confortable qu’elle soit, la vie bourgeoise consistant à consommer des biens prélevés sur le travail d’autrui est une vie mutilée, ou ceux qui simplement restaient fidèles à l’égalité en droits. Chacun de ces deux groupes tendait à entretenir un courant d’idées : le socialisme est né de leur confluence, et a pris la valeur d’une revendication populaire du droit pour chacun de travailler, de jouir des fruits de son travail jusqu’à en vivre dignement, et du droit pour chacun de participer à l’élaboration des lois et au contrôle de leur exécution ; à cette simple revendication travaillaient des gens qui savaient pertinemment que le droit inviolable et sacré de propriété était l’obstacle essentiel à sa satisfaction.
- Il est clair que chacun de ces deux groupes était animé par l’idée selon laquelle l’injustice économique ou politique observée dans le destin des femmes et des hommes est intolérable, et que lorsqu’elle atteint collectivement ses victimes, elle fait la preuve de ce que la loi en vigueur ne procède pas du peuple : la société souffre alors d’une carence en démocratie, en même temps qu’y fait rage ce qu’au siècle précédent l’économiste anglais Ricardo appelait la lutte des classes. Cette idée anime le socialisme depuis lors ; j’exprime cela en disant que l’essence de la démocratie (c’est-à-dire ce qui pousse les sociétés humaines à l’instituer et à la maintenir pleine et entière) anime aussi le socialisme ; ou encore, que socialisme et démocratie ont même essence.
- Il faut dire que les membres du second groupe fondateur du socialisme en France se sont trouvés dans une contradiction importante et durable : devaient-ils prendre la direction du mouvement, ou réévaluer leur mode de vie en reconnaissant que la culture dont ils jouissent ne fait pas d’eux des êtres supérieurs, et en prenant le parti de reconnaître les membres du peuple, membres de la classe exploitée et condamnée à la misère par la domination bourgeoise, pour leurs égaux ?
- Il ne suffit pas de dire ce qui ne peut être toléré, il faut l’abolir : comment faire lorsque l’intolérable procède d’injustes dominations économiques stables et bien défendues ? Gracchus Babeuf et ses camarades du parti de l’égalité avaient très tôt pris le parti d’agir ensemble. L’union fait la force, c’était déjà un vieux proverbe ouvrier. Mais brandissant la loi Le Chapelier votée par l’Assemblée législative le 14 juin 1791, le gouvernement interdisait aux ouvriers de s’associer : la clandestinité ainsi imposée au groupe permit à la police bourgeoise d’en faire une conspiration. Pour leur cohérence, Babeuf et ses amis avaient choisi de s’informer mutuellement jusqu’à ce que chacun connaisse assez bien la situation et leurs valeurs communes pour agir de son propre chef, chacun restant alors l’égal de l’autre dans l’élaboration, dans la direction et dans l’exécution de l’action : ils ont fait de l’égalité en droits le but et le moyen de leur action : l’histoire a nommé leur mouvement la Conspiration des Egaux. C’est la répression policière usant de violence et de mensonge qui a mis fin à ce chapitre de l’histoire sociale française. La bourgeoisie ensuite, selon l’usage dont elle a fait une règle morale, l’a recouvert d’une montagne de calomnies pour tenter de le faire oublier.
- La bourgeoisie avait bien raison de redouter que la Conspiration des Egaux fasse école : le mouvement d’organisation des exploités reprend dès la troisième décennie du dix-neuvième siècle, d’abord de façon récurrente, puis durable, obéïssant au besoin de défense que ressentent les ouvriers contre la misère. Les premières manifestations de ce mouvement sont autonomes : les ouvriers créent localement des caisses de secours ; en les gérant, ils élaborent le concept de mutualité ; une décennie plus tard, elles seront le modèle des caisses de résistance ; cette expérience à son tour servira la création des premiers syndicats ; enfin, la revendication d’organiser toute la société sur la base du travail librement associé, donc hors de la tutelle bourgeoise, exprimera ce mouvement en politique. La Conspiration des Egaux avait mis deux valeurs essentielles en vigueur : d’abord la volonté de résoudre le problème social en parachevant la révolution, afin de satisfaire concrètement la revendication que l’on appelait bientôt le socialisme ; ensuite le parti pris par chacun des membres du mouvement de reconnaître chacun des autres membres comme son égal : l’essence de la démocratie n’était pas seulement l’essence de la solution du problème social ; elle était aussi l’essence du mouvement politique qui inscrirait cette solution dans les institutions de la société.
- Pour la Conspiration des Egaux, l’essence de la démocratie est l’essence de la Révolution : elle est donc tout à la fois l’essence de toute organisation révolutionnaire et l’essence de la société que créera la Révolution.
- Par contre, la bourgeoisie au pouvoir réprime et encadre la démocratie comme une utopie dangereuse qu’il faudrait réserver aux seuls initiés.

chapitre 6 : la Commune de Paris, le socialisme et la démocratie

- La violence toujours renouvelée, les hypocrisies et les mensonges des gouvernements que la bourgeoisie impose l’un après l’autre à la France depuis le neuf thermidor an deux de la République (27 juillet 1794) ont abouti à la débandade du système impérial de Napoléon trois, consécutive à la défaite imposée à l’armée impériale le premier septembre 1870 par celle que commandait von Moltke au service de la coalition du roi de Prusse et des princes allemands, dont Bismarck était le chancelier. La "république des quatre Jules" (Favre, Ferry, Grévy et Trochu), instaurée en hâte à Paris le quatre septembre 1870 est marquée par le siège mis devant Paris par l’armée des princes allemands coalisés ; la grande bourgeoisie a besoin d’une défaite française pour sauvegarder le pouvoir qu’elle exerce en France ; les grands notables organisent l’impuissance des armes de la Nation par des magouilles souvent sanglantes ; Adolphe Thiers se charge d’organiser la défaite de telle manière qu’elle fasse peser sur le peuple la plus grande honte possible ; il sabote l’action des armées formées en province : il les intoxique par des informations et des directives contradictoires et absurdes, il fait obstacle à ce qu’elles engagent le combat, et négocie en toute hâte un armistice spectaculaire et humiliant, grâce auquel l’armée des princes allemands défile dans Paris. En même temps, il assemble et met en euvre le dispositif qui fera de lui le chef opérationnel du futur état.
- Très partiellement connue, cette activité criminelle et nauséabonde d’Adolphe Thiers est cependant condamnée comme une trahison par le peuple de Paris ; trois quart de siècles plus tard, elle sera renouvelée par Philippe Pétain : la trahison serait-elle une tradition des classes possédantes ? Bientôt, la protestation populaire met le gouvernement Adolphe Thiers dans l’incapacité de gouverner ; il quitte Paris avec la plupart des bourgeois et s’installe à Versailles : le gouvernement a émigré ; s’il n’est pas allé à Coblence sur le Rhin, il s’est tout de même placé sous la protection de l’armée des princes allemands coalisés, que sa victoire transforme en armée du deuxième Reich.
- Devant cette désertion, les ouvriers parisiens créent les moyens nécessaires pour gouverner la ville : ils proclament la Commune, élisent et mettent en fonction le réseau des comités qui débattront de la politique nouvelle et qui prendront les décisions. Le gouvernement communard compte relativement peu d’ouvriers, mais la plupart de ses membres militent depuis des lustres pour que soit reconnue aux ouvriers la dignité d’êtres humains. Il durera un peu plus de deux mois, et son euvre est immense et riche. Le sens de son activité est de libérer la vie des Parisiens, en encadrant le travail par un système économique dont l’essence sera d’abolir la misère ; le moyen choisi pour y parvenir est de libérer le travail de la tutelle des propriétaires bourgeois, et de rendre tous ses effets au rapport qui le relie au progrès humain. Telle est la tâche politique assignée au gouvernement communard : mettre en vigueur la citoyenneté de l’homme qui vit du travail de ses mains, c’est-à-dire sa participation de plein droit à la souveraineté populaire, et cela exclut toute allégeance à quelque chef que ce soit et toute démission de sa critique devant quelque valeur que ce soit, même réputée transcendante.
- Deux idées qui me semblent essentielles se dégagent de l’euvre de la Commune. Karl Marx résume la première en disant que la Commune de Paris a inventé le gouvernement bon marché. Le fait est que les membres des organismes du nouveau gouvernement percevaient une indemnité valant un salaire ouvrier moyen, destinée à les dégager de la nécessité de vendre leur force de travail. En édictant cette règle et en l’appliquant à tous les membres des comités élus et aux ministres, les Communards repoussaient du gouvernement de la Commune les habitués du luxe, et refusaient que le pouvoir permette à ses titulaires d’accéder à la richesse. Aux membres du gouvernement, et ce mot a ici le sens que Rousseau lui donnait, qui englobe tout ensemble les assemblées représentatives locales, intermédiaires et nationales, le "chef de l’état", les ministres et leur haute administration, la Commune ne reconnaissait pas de qualités personnelles particulières dont le renouvellement justifierait que leur soit versé un salaire particulièrement élevé, ou que leur rémunération soit constituée d’une part du profit prélevé par la société sur le travail. Le principe communard réservait à la Commune le droit d’appeler aux fonctions gouvernementales n’importe quel citoyen : au lieu de choyer particulièrement ceux qui seront appelés à gouverner, cela la conduisait à mettre chaque citoyen en mesure d’assumer ces fonctions. A celui qui va gouverner comme à celui qui gouverne, rien n’est dû. Au contraire, tout est dû au citoyen. Une autre règle exprimait ce même principe communard : les mandats des ministres comme ceux des membres des comités étaient révocables sans délai et sans justification, pourvu seulement que le corps civil, c’est-à-dire l’ensemble des électeurs, en ayant délibéré, estime que la révocation demandée est juste. Le titulaire d’une fonction de gouvernement ne devait pas s’accrocher à son siège, et la Commune devait pouvoir trouver dans le peuple les citoyens capables de relayer du jour au lendemain le membre défaillant du gouvernement ! Nul n’est irremplaçable aux fonctions gouvernementales, et ces fonctions s’exercent dans des conditions qui ne changent pas le statut social de leurs titulaires : la Commune refusait de faire de la politique une profession.
- La deuxième grande idée de la Commune en est d’autant plus importante : il s’agit de son projet scolaire. La Commune assignait à l’école la mission d’instruire tous les enfants afin que chacun d’eux tout à la fois devienne un bon ouvrier, capable de travailler de ses mains, d’exercer un métier qui lui assure une vie d’homme libre, digne de l’être humain, qui lui permette de faire vivre sa famille, et qu’il devienne en même temps un homme maître de sa pensée et capable lorsqu’il le souhaite, ou qu’il le juge nécessaire, de se détourner de l’établi pour se mettre à l’écritoire et produire une euvre intellectuelle. L’école devait préparer chaque enfant à devenir un ouvrier capable de la maîtrise technique et économique de son métier, producteur d’idées et pleinement citoyen. Elle devait donc être laïque, c’est-à-dire constituée hors des religions et hors des administrations gouvernementales, sous la responsabilité directe du corps civil, ouverte à l’évolution des métiers, au développement des sciences de la nature (physique, chimie, biologie, géologie, astronomie), à l’histoire sociale, à la vie culturelle aussi bien qu’aux réflexions critiques sur le gouvernement.
- Parce que l’école est très impliquée dans l’évolution de long terme de la société, elle doit investir tous ses moyens pour mettre en pleine valeur sociale la dignité humaine de l’ouvrier. Du moins les Communards le pensaient-ils.
- La Commune inscrivait concrètement la satisfaction de la revendication socialiste dans son processus instituant et dans la constitution qui en résultait pour la société. La Commune était socialiste, c’est un fait. En même temps, et je le souligne, elle en appelait à l’intervention directe, concrète, immédiate et durable des citoyens pour faire valoir leurs intérêts en politique, en étendant le droit du citoyen de critiquer le gouvernement à la révocation de chacun de ses membres, et en assignant à l’école d’enseigner les enfants pour qu’à leur majorité, ils soient devenus de libres citoyens, responsables et de plein droit.
- Socialiste, la Commune en appelait à l’intervention des citoyens en politique, qu’elle jugeait seule capable de réaliser l’euvre du socialisme. Les Communards avaient pris parti : c’est en libérant l’essence de la démocratie qu’ils mobiliseraient les forces nécessaires au socialisme.

chapitre 7 : les congrès ouvriers de la huitième décennie, le socialisme et la démocratie

- Du 21 au 28 mai 1871, le gouvernement d’Adolphe Thiers commet le crime prémédité contre l’humanité que l’Histoire appelle la Semaine sanglante : après la fin des combats, il fait massacrer trente mille Parisiens désarmés. Trente mille autres seront ensuite déportés dans les bagnes tropicaux. Bismarck avait manifesté la reconnaissance du deuxième Reich en formation pour la victoire donnée en rendant les prisonniers que l’armée des princes allemands coalisés avait faits l’année précédente ; cantonnés sous bonne garde, intoxiqués de calomnies haineuses, ils devinrent l’armée lancée à l’assaut de Paris.
- Le crime accompli, Adolphe Thiers institutionnalise la répression : il fait voter par la Chambre des Députés la loi Dufaure le 14 mars 1872 ; prétendant protéger les populations ouvrières contre les grèves, elle interdit toute propagande qui préconiserait un changement de société, toute affiliation à une association internationale de travailleurs et punit lourdement ces actes. En somme, elle étend et renforce les dispositions de la loi Le Chapelier.
- Après la Semaine sanglante, l’état de siège dure cinq ans, mais la haineuse loi Dufaure reste en vigueur. La revendication ouvrière reprend malgré elle ; des grèves ont lieu ; les chambres syndicales se rapprochent localement, créant des bourses du travail, et par métier, créant des fédérations syndicales, nationales ou régionales. La recherche de solutions au problème social reprend : les congrès ouvriers de la huitième décennie revendiquent la dignité et la justice malgré et contre la persévérance bourgeoise dans le crime légal.

  • En 1876, le congrès ouvrier de Paris évalue les moyens de la revendication : il rejette la violence ; il rejette aussi l’utopisme qui cherche des remèdes à nos maux dans des idées ou des élucubrations au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité ; il revendique l’autonomie du mouvement ouvrier : dégagés de la tutelle de l’état, les travailleurs entendent faire eux-même leur propres affaires et ne réclament que la liberté de réunion et d’association comme moyen d’équilibrer les rapports entre le capital et le travail ; il rejette aussi la tutelle des groupes politiques ; il met les problèmes de l’éducation à l’ordre du jour des chambres syndicales. Il pose l’autonomie ouvrière en principe et place la mutualité en suspicion légitime à cause des séquelles durables de la tutelle que l’état impérial lui a imposées.
  • Un second congrès ouvrier se tient à Lyon en février 1878 ; son inventaire des moyens d’organisation énumère la coopération de consommation, la coopération de production, le corporatisme et la mutualité.
  • Le troisième congrès, tenu à Marseille en octobre 1879, énonce le problème social : la richesse créée par le travail ouvrier échappe aux travailleurs, ils sont écartés de la propriété de cette richesse, et de toutes façons, une part importante doit être retirée de la consommation pour être accumulée sous la forme du capital nécessaire au fonctionnement à venir de l’économie, donc au développement de l’humanité. Le mouvement coopératif ouvrier gère une propriété acquise selon des principes collectifs qui s’opposent à l’égoïsme par lequel la bourgeoisie a engendré le capitalisme ; le congrès juge pourtant que le mouvement ouvrier ne peut pas faire de la propriété coopérative un moyen de sa revendication essentielle.
    - En fait, le congrès de Marseille constate que la revendication sociale et la coopération procèdent de problématiques différentes, et juge que la coopération ne résoud pas le problème social ; à partir de ce constat, la coopération organisera désormais ses propres congrès : le mouvement coopératif acquiert sa pleine autonomie au sein du mouvement. Il reste ouvrier et demeure en effet compatible avec le parti-pris de résoudre le problème social.
    - La contribution du troisième congrès ouvrier à la résolution du problème social est de juger que l’appropriation collective du sol, du sous-sol, des machines, des voies de transport, des bâtiments, des capitaux accumulés, au bénéfice de la collectivité humaine, donc l’appropriation collective des ressources de l’économie et du capital, accumulé présentement sous la propriété privée des capitalistes, est la seule manière possible d’assurer à chacun le produit intégral de son travail ; de dire qu’en vue de cette appropriation, il faut que le prolétariat fasse une scission complète avec la bourgeoisie et se sépare d’elle sur tous les terrains, intellectuel, juridique, politique et économique, afin de revendiquer pleinement les droits ouvriers sur les biens accaparés par la propriété capitaliste. Les séquelles de la tutelle bourgeoise maintiennent la mutualité en marge du mouvement ouvrier français.

- Ces trois congrès sanctionnent la formation de plusieurs mouvements et le projet de plusieurs autres : abouties, la coopération et la mutualité ont vocation à l’indépendance ; en même temps se forme le projet d’un parti politique ouvrier et se parachève un mouvement syndical cohérent et capable de tenir tête à la bourgeoisie capitaliste dans la lutte des classes ; de tout cela procède une culture propre au mouvement ouvrier français.
- Le projet d’organiser politiquement le mouvement ouvrier pose à nouveau la question de sa cohérence : le nouveau parti en sera-t-il l’organe directeur ? Dans la tradition jadis illustrée par la Conspiration des Egaux, les membres du mouvement revendiquent impérieusement leur égalité : comment garantir qu’un ouvrier vaudra un professeur, un médecin ou un avocat si le mouvement fait du parti son organe directeur, si, comme la nature des tâches de la politique peut y conduire, le parti fait une place particulière aux professeurs, aux médecins et aux avocats, si cette place devient décisive et que les socialistes non ouvriers dirigent le parti ? La décision du congrès de 1876 devient une référence : que les autres organisations ouvrières dépendent organiquement du futur parti politique ouvrier est rejeté par le mouvement ouvrier lui-même.
- Sur proposition du Parti ouvrier, un Congrès socialiste tenu à Lyon en 1886 crée la fédération nationale des syndicats, pour fédérer sur une base corporative les syndicats de métiers. Cette fédération s’affaiblit rapidement, car les militants refusent en grand nombre un syndicalisme subordonné à un parti, fût-il le Parti ouvrier français : le refus d’une tutelle politique sur le mouvement ouvrier, prononcé dix ans plus tôt contre les partis bourgeois, est donc profond, durable, et s’applique à tout parti politique, même ouvrier ; il confirme le principe d’autonomie pour la mutualité et pour la coopération ; désormais, l’organisation syndicale ne devra pas y manquer. La fédération nationale des bourses du travail se crée en 1892, avec un mode d’organisation interprofessionnel et territorial qui s’oppose en principe à la fédération nationale des syndicats.
- En 1894, le besoin d’unité syndicale du mouvement ouvrier conduit les deux fédérations à tenir ensemble leurs congrès ; ceux-ci créent un Conseil national ouvrier qui convoque en 1895 le Congrès fondateur de la Confédération Générale du Travail. Unifiant les deux mouvements, la CGT maintient les principes d’organisation des deux fédérations qui la constituent, ainsi que le principe de souveraineté syndicale : cette règle parachève la fédération des syndicats de lutte de classe et désormais, un parti politique ouvrier devra s’y plier ! Deux communistes français la feront admettre à Lénine ; ensuite, Staline gouvernera en la reniant.
- La loi de 1901 sur les associations satisfait la revendication du droit civique de s’associer ; les associations ouvrières sortent de l’illégalité ; nombre d’autres se créent ; le mouvement ouvrier culturel et sportif émerge.
- Une loi réorganise en 1898 le cadre d’existence des mutuelles ; elles restent en majorité sous l’influence de notables. Le mouvement d’unification des structures ouvrières les travaillant aussi, elles créent en 1903 une fédération nationale de la mutualité française ; elles restent en marge du mouvement.
- En 1905 enfin aboutit le projet de parti politique ouvrier : les principales formations politiques se réclamant de la classe ouvrière ou du socialisme fusionnent ; le nouveau parti adhère à l’Internationale ouvrière (dite encore deuxième Internationale), devient sa section française et prend le nom qui signifiait le mieux son histoire propre, celui de Parti socialiste ; c’est une originalité dans l’Internationale : presque toutes ses autres sections s’appellent Parti social-démocrate. Les efforts que Jean Jaurès a consacrés à la création du Parti socialiste, Section française de l’Internationale ouvrière, la rigueur avec laquelle ce professeur y a contribué sans en devenir le chef, le rappel qu’il faisait de ce qu’il plaçait ses efforts dans la perspective du communisme et son intuition de la pertinence de l’élaboration par le mouvement ouvrier d’une politique globale font qu’il est juste d’associer son nom à ce moment de notre histoire sociale et politique. Que les deux premiers coups de feu de la guerre aient ensuite tué Jaurès au Café du Croissant, le 31 juillet 1914, confirme que la bourgeoisie française, qui préparait la guerre de longue main, ne s’y était pas trompée !
- Le mouvement d’organisation du mouvement ouvrier en France a réalisé sa maturité en résistant à la pression du mode administratif d’organisation, en faisant échouer toutes les tentatives d’organiser le mouvement sans démocratie ; cette résistance procède de l’égalité en droits des citoyens, et j’y vois l’héritage lointain de la Conspiration des Egaux. De cette résistance procède un mode d’organisation spécifiquement ouvrier que le mouvement populaire peut finalement adopter ; c’est le mode fédératif : la fédération ouvrière, c’est la mise en euvre de la citoyenneté des ouvriers pour instituer la revendication socialiste. La création du parti socialiste propose aux membres du peuple de généraliser la fédération, c’est-à-dire de mettre en euvre la citoyenneté des membres du peuple pour que le mouvement populaire détermine la nation.
- Le mouvement ouvrier français a reconnu l’essence de la démocratie dans le mouvement qu’il entend donner à l’économie nationale ; le mode fédératif d’organisation est le moyen d’inscrire la démocratie dans toutes les institutions du mouvement populaire. Peut-il réussir ?

chapitre 8 : les valeurs essentielles de la lutte pour libérer l’humanité

- La Conspiration des Egaux de 1796 a inscrit l’égalité en droits dans l’essence de la revendication populaire. Les Egaux, qui se disaient aussi communistes, niaient la hiérarchie, l’autorité instituée et l’obéïssance ; ils appliquaient la discipline d’étude à produire la cohérence dans l’action.
- L’obéïssance se constitue comme un court-circuit provoqué par un ordre entre le besoin d’agir et l’action elle-même ; cet ordre n’est que la parole d’autrui ; ce court-circuit évite aux acteurs d’étudier la situation ; il économise le temps de l’étude et procure le sentiment de la facilité : l’obéïssance produit très vite la cohérence d’action. La discipline d’étude y met un temps plus long, c’est bien connu. Les partisans du mode administratif d’organisation ont fait argument de ce sentiment de facilité joint à l’échec final de la Conspiration des Egaux ; ils n’ont jamais cessé d’en user contre l’égalité en droits, que ce soit au sein des institutions du mouvement populaire ou dans celles de la nation.
- Et pourtant, quelques années seulement après l’échec de la Conspiration des Egaux, des ouvriers créent, pour faire face à la misère qui les accable et au nom de l’égalité en droits, des caisses de secours, leurs premières organisations ; à peine une décennie plus tard, le même concept permettra la création de caisses de résistance à l’exploitation capitaliste. La loi Le Chapelier, que le gouvernement bourgeois brandit avec toute la force de sa police, les interdit expressément. Clandestines, elles ne pouvaient procéder que de la revendication de droits égaux pour tous les humains, et seul le principe d’égalité en droits pouvait en assurer la durée, si brève ait-elle été dans chaque cas. Dans le peuple, la valeur féconde de la vie sociale est l’égalité en droits, et lorsque l’être humain investit ses droits dans l’étude, il nourrit la solidarité de connaissance librement diffusée et du sens critique des membres du peuple développé sans limites ; de cela procède sa capacité individuelle et collective de résister à l’injustice et d’agir contre elle. Lutter contre la facilité administrative, lutter durablement contre la répression bourgeoise et étudier, c’est tout un.
- A très peu de temps de là, l’utopie est apparue dans le mouvement populaire. Au sens propre, une utopie est un système qui n’existe pas dans le monde réel : son existence est imaginaire ou virtuelle. Le mouvement utopiste est celui qu’ont créé des membres du peuple en reconnaissant plus ou moins leurs aspirations dans telle ou telle utopie. Il est facile en utopie de formuler et de mobiliser les désirs, et de les insérer dans un modèle dont la logique pourra être exposée, critiquée, contestée, modifiée, et dont, sous réserve de conventions judicieuses, la vérité pourra être reconnue ; cette commodité a très vite engendré la tentation, puis des tentatives d’introduire l’utopie dans le mouvement ouvrier d’organisation. Il s’avère à l’expérience que cette tentation n’est qu’un nouveau désir d’administration. La démarche utopique s’inscrit en effet dans le mouvement d’organisation en trois moments : le premier consiste à décrire en utopie une société où chacun inscrit ses espoirs de vie meilleure, jusqu’à y reconnaître l’espoir collectif ; le deuxième moment consiste à déclarer politiquement future cette société imaginée ; le troisième est de tenter de la réaliser, c’est-à-dire de s’efforcer d’organiser les rapports humains, les rapports de personne à personne, en une société conforme à l’utopie. La vanité de cette démarche saute aux yeux : quel humain est-il capable de penser la complexité du monde au point de pouvoir concevoir entièrement une société réalisable ? de pouvoir conduire efficacement sa réalisation par l’action cohérente de tout un peuple ? cet humain n’existe pas, et même un groupe ne le peut pas.
- Pourtant, la création des mouvements coopératifs résulte en partie des efforts des utopistes du dix-neuvième siècle ; mais sans doute que ceux qui ont fait un travail fécond ne faisaient pas de leur utopie un modèle organisateur du socialisme : leur prétention légitime était de proposer à la discussion un exemple de logique où les socialistes pourraient trouver une preuve partielle de ce que la revendication socialiste peut être satisfaite. Certains membres du mouvement ouvrier pouvaient se servir des utopies dont ils avaient lu les exposés comme de gisements d’idées. Que certains d’entre eux aient pu tirer de leur critique de ces modèles quelque moyen de survivre au plus fort des crises économiques et sociales ne peut pas nous étonner. Que la coopération ouvrière se soit ensuite organisée en un mouvement autonome ne doit rien à la démarche utopiste ; c’est au contraire un moment significatif du mode original de l’organisation ouvrière. En reconnaissant que la démarche utopiste d’organisation transforme l’utopie en un produit d’élucubrations, le congrès ouvrier de 1879 rappelait qu’une idée ne peut entrer dans la réalité qu’au prix de sa transformation par la pratique : cette constatation condamne tout ensemble la démarche utopiste d’organisation et l’organisation administrative de citoyens égaux en droits.
- Ces idées ont joué un grand rôle dans les révolutions de 1848, et notamment en France. Leur maturation a ensuite été brassée par des évènements procédant de causes et d’initiatives diverses, tels que l’instauration du pouvoir impérial, la recherche d’un mode philanthropique d’exploitation de la force de travail par les grands capitalistes français, la prise de contact de quelques militants connus du mouvement ouvrier français avec le mouvement syndical anglais des Trade Unions, la guerre de 1870, la trahison des gouvernements bourgeois, le crime contre l’humanité qu’ils ont commis en écrasant la Commune de Paris, la déportation massive des Communards, cette persévérance dans le crime contre l’humanité, la répression anti-ouvrière criminelle instituée par la loi Dufaure. Intervenant à la suite de tous ces évènements, les délibérations et les décisions des congrès ouvriers de la huitième décennie expriment l’état auquel cette maturation a porté le mouvement ouvrier ; que les militants ouvriers aient refusé la dépendance organique des différentes institutions ouvrières est une défense du mouvement ouvrier contre le retour de l’impatience dans les mentalités de ses membres, et contre la séduction des facilités administratives que l’impatience traîne avec elle comme un corollaire.
- De ce refus procèdent les si nombreux échecs des tentatives d’organiser le mouvement ouvrier français sans démocratie, qui jalonnent son histoire jusqu’en août 1914 et au-delà, jusqu’à nos jours. Ces échecs récurrents rappellent avec insistance que la souveraineté sur le mouvement ouvrier appartient à ses membres, de la même manière que la souveraineté populaire appartient aux membres du peuple et ne se délègue pas, ce qu’avait d’abord mis en vigueur la Révolution française, et qu’en son an 1 la République avait tenté de mettre en constitution et en loi.
- Lorsque le mode administratif s’impose dans le mouvement d’organisation ouvrière, il réserve la connaissance à quelques-uns, les chefs, et tend à imposer aux autres membres du mouvement d’obéïr à leur autorité. L’administration vit aux dépens de la solidarité.
- Refusant de confier la cohérence de la revendication sociale au mode administratif d’organisation, le mouvement ouvrier français s’imposait un mode d’organisation plus lent, mais qui met en valeur réelle le lien essentiel entre la diffusion libre de la connaissance, le développement sans limite du sens critique des membres du peuple et la souveraineté populaire, et qui inscrit la démocratie dans le mouvement ouvrier : c’est le mode fédératif.
- Des congrès de la huitième décennie à l’assassinat de Jean Jaurès, la dernière des institutions ouvrières produites par la fédération a été le parti politique : la fédération ouvrière lui assigne pour objet d’inscrire dans la politique nationale la signification que produit le mouvement des institutions ouvrières. Mais bien loin de s’imposer au mouvement ouvrier, la politique ouvrière en procède : le mouvement refuse de faire du parti l’organe de ses décisions.
- Plus précisément, le chantier d’élaboration du parti politique ouvrier s’est ouvert lorsque la diversité des institutions ouvrières est devenue telle que chacun des aspects de la vie de la nation était concerné par au moins une d’elles ; de ce fait, le parti dut consacrer une part importante de son activité à l’élaboration d’une politique ouvrière d’ensemble, qui concernerait toute la société : les controverses de Paul Lafargue, Jules Guesde et Jean Jaurès ont donné à ce chantier une activité intense dont la fécondité n’est pas tarie. C’est que la création du parti politique ouvrier signifiait qu’en France, l’activité propre du mouvement ouvrier avait développé la capacité d’investir totalement la politique sans rien laisser hors de sa critique ni hors de son champ d’action ; j’en veux pour preuve l’euvre de Jaurès L’Armée nouvelle. Les cahots et les controverses qui ont marqué la préhistoire et l’histoire du parti ouvrier ne sont que les traces

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0