Ami de l’égalité
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Une question récurrente :

faut-il exclure les ouvriers de la direction de leur parti ?

mardi 31 juillet 2007, par Jean-Pierre Combe

- L’un des premiers processus du parti communiste endommagés, puis détruits par les plus anciens précurseurs de la mutation est l’éducation communiste, créée dans le parti communiste français peu de temps après le congrès de Tours, tout de suite après que la rupture avec l’opportunisme petit-bourgeois ait conduit à exclure les dirigeants socialistes qui s’étaient vautrés dans l’« Union sacrée » et à placer des ouvriers en plus grand nombre à la tête du parti communiste français.

- L’état dans lequel se trouvait l’éducation communiste quelques mois après le mouvement de mai et juin 1968 alarmait des militants communistes, dont j’étais : elle s’était affaiblie au point que le recrutement ne renforçait plus le parti ; faute de parvenir à instruire ses nouveaux membres, et faute de militants connaissant le socialisme scientifique, les nouvelles cellules ne se formaient que sur le papier, les discussions qui auraient dû avoir lieu en réunion de cellule avaient lieu en comité de section et par conséquent, les adhérents les plus nombreux n’y participaient pas : bientôt, toute l’activité locale du parti se grippait progressivement. Il aurait fallu que le parti consacre davantage de moyens au processus d’éducation communiste et le suive de façon plus serrée : je le réclamais aux comités de section et fédéral.
- Grande fut ma surprise de constater que certains responsables de section et de fédération s’y opposaient : ils invoquaient une impossibilité insurmontable qu’ils attribuaient au manque de motivation des membres du parti. Parfois, ils avançaient l’idée que dans un pays selon eux aussi bien scolarisé que le nôtre, l’effort d’éducation communiste n’était pas nécessaire. A plusieurs reprises me fut opposée une phrase attribuée à Lénine, que l’on me disait extraite du « Que faire ? » édité à Stuttgart en 1902. Cette phrase est : « La conscience révolutionnaire ne peut venir aux ouvriers que du dehors (c’est-à-dire de l’extérieur de la classe ouvrière) ». Ils l’appuyaient d’une autre phrase, vraiment de Lénine celle-ci : « Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. »
- En 1989, ces mêmes précurseurs et futurs acteurs de la mutation me reprochaient d’enseigner aux militants de base la même philosophie que le parti enseignait aux militants promis aux fonctions et responsabilités de direction : en somme, pour eux, que les ouvriers membres du parti communiste y restent des exécutants et que les fonctions de direction échoient à d’anciens lycéens, d’anciens étudiants d’universités ou d’anciens élèves de grandes écoles, c’était dans l’ordre des choses souhaitables ; étaient-ils encore communistes ?...
- Mais est-il honnête d’invoquer Lénine pour faire obstacle à ce que des ouvriers participent à la direction d’un parti de la classe ouvrière ? Et peut-on croire que Lénine, qui était marxiste, donc matérialiste, ait contredit l’histoire des premiers communistes français, Gracchus Babeuf et les Amis de l’Égalité, dont l’expérience est une part importante de la matière qu’ont travaillée Marx et Engels pour élaborer le socialisme scientifique ? Peut-on croire qu’il ait contredit l’histoire des progrès concrets faits par l’organisation ouvrière en France depuis le dix-neuvième siècle jusqu’à 1902 où fut édité « Que faire ? » (pour ne pas parler de la suite de l’histoire qu’en 1902 Lénine ne connaissait évidemment pas) ?
- Revenons au texte de Lénine : j’utiliserai la traduction en Français éditée par les Éditions sociales en 1947, sous réserve, bien sûr, de vérification du texte original.
- Les « citations » de Lénine qui me furent opposées incriminent un paragrafe du chapitre intitulé « La spontanéïté des masses et la conscience de la social-démocratie ». Voici ce paragrafe :
- Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc... (note de Lénine : Le trade-unionisme n’exclut pas le moins du monde toute « politique », comme on le pense parfois. Les trade-unions ont toujours mené une certaine agitation et une certaine lutte politique (mais non social-démocrate). Dans le chapitre suivant, nous exposerons la différence entre la politique trade-unioniste et la politique social-démocrate.). Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout-à-fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. A l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire vers 1895, cette doctrine était non seulement le programme parfaitement établi du groupe « Libération du travail », mais avait gagné à soi la majorité de la classe révolutionnaire de Russie.
- On le voit : la première de ces « citations » n’est qu’une contraction abusive de plusieurs phrases.
- Un peu plus loin, Lénine traite de l’élaboration idéologique ; il précise les choses dans une note :
- Certes, il ne s’ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n’y participent pas en qualité d’ouvriers, ils y participent en qualité de théoriciens du socialisme, comme des Proudhon ou des Weitling ; en d’autres termes, ils n’y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir la connaissance plus ou moins parfaite de leur époque, et à l’augmenter. Or, pour que les ouvriers y parviennent le plus souvent, il faut s’efforcer le plus possible d’élever le niveau de la conscience des ouvriers en général : il faut qu’ils ne se confinent pas dans le cadre artificiellement rétréci de la « littérature pour ouvriers » et apprennent à comprendre de mieux en mieux la littérature pour tous. Il serait même plus juste de dire, au lieu de « se confinent », « on les confine », parce que les ouvriers eux-mêmes lisent et voudraient lire tout ce qu’on écrit aussi pour les intellectuels, et seuls quelques (pitoyables) intellectuels pensent qu’il suffit de parler « aux ouvriers » de la vie d’usine et de rabâcher ce qu’ils savent depuis longtemps.
- En vérité, le propos de Lénine est à mille lieues de ce que faisaient les précurseurs de la mutation.
- En écrivant « Que faire ? », il intervient dans un débat du parti social-démocrate russe et d’autres partis de l’Internationale ouvrière (la deuxième Internationale) : les tenants d’une ligne très superficielle, et très approximativement nommée « économisme », reprochaient aux militants révolutionnaires de sous-estimer l’importance de l’élément objectif ou spontané, et d’en accorder trop à l’élément méthodique conscient du développement ; Lénine, qui militait parmi les militants révolutionnaires, montrait que le devoir du parti révolutionnaire est d’aider les ouvriers à élever leur conscience.
- Le deuxième chapitre du texte de « Que faire ? » expose les rapports de la conscience et de la spontanéïté qui se manifestent dans le développement des luttes populaires en Russie. Lénine y démontre que les tenants de la ligne superficielle s’efforçaient de détacher le mouvement ouvrier russe des sociaux-démocrates révolutionnaires, alors que ceux-ci œuvraient depuis des années à définir une base de principes unissant les revendications salariales à celle de renverser le tsar autocrate, afin d’unir le mouvement populaire sur cette base et de lui permettre d’avancer en Russie sur tous les plans, économique, politique et culturel ; le triomphe de la ligne superficielle anéantirait tout le travail accompli par les militants révolutionnaires, les chasserait de la direction de la social démocratie et par conséquent, asservirait la classe ouvrière à la bourgeoisie, laquelle était, en Russie, tout aussi avide de profit capitaliste et de pouvoir étatique que partout ailleurs dans le monde.
- La lutte de la ligne superficielle contre la ligne révolutionnaire fut le plus souvent désignée comme une lutte des jeunes contre les vieux, des modernes contre les anciens ; cette sorte de désignation occulte l’objet de l’affrontement.
- En vérité, l’idée que la théorie socialiste serait nécessairement et durablement portée par les seuls intellectuels bourgeois et devrait toujours être apportée par eux à la classe ouvrière, de l’extérieur, c’est-à-dire depuis la classe bourgeoise, est absurde et ridicule. C’est en réalité tout le développement du texte « Que faire ? » de Lénine qui tend à rejeter cette thèse, justement, comme fausse.
- Nous y reviendrons nécessairement.

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