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La longue recherche républicaine pour résoudre le problème social - 1

Des lumières philosophiques à la république sociale

vendredi 5 octobre 2007, par Jean-Pierre Combe

A - position du problème social

- Le progrès des sciences consécutif à la Renaissance avait conduit les savants à prendre connaissance des sociétés humaines alors appelées « sauvages », et que plus tard nous avons longtemps appelées « primitives ». De constater que les valeurs morales organisatrices de ces sociétés, souvent, valaient bien celles des sociétés dites « civilisées » avait conduit savants et philosophes à penser que les inégalités que chacun peut observer parmi les humains ne sont pas produites par la nature, mais par le mouvement propre à chaque société humaine.
- Cette pensée s’est bientôt exprimée par l’idée de l’égale dignité des êtres humains, « sous tous les climats » ; très logiquement, cette idée va conduire les philosophes à condamner l’esclavage, d’une part, et d’autre part produire l’idée de l’égale dignité des êtres humains dans tous les états de la « société civilisée ».

- La crise qui frappait globalement l’Ancien Régime, sa monarchie et sa structure post-féodale dominée par l’aristocratie terrienne, entrait dans un contraste évident avec les lumières philosophiques, avec celle-là en particulier ; il en est résulté une vaste discussion qui favorisa la formation dans toutes les catégories populaires de la revendication de droits égaux pour tous les habitants du pays, et qui amena les privilégiés de tous les ordres de la société à se déterminer par rapport à cette revendication.
- Chacun l’interprétait diversement, selon la place qu’il occupait dans la société et selon la représentation qu’il se faisait du monde. C’est ainsi que les aristocrates refusaient totalement l’idée que des paysans ou des bourgeois puissent leur être égaux en droits ; en même temps, ils divergeaient sur les manières d’accepter d’autres revenus que la rente foncière ; beaucoup étaient tentés par les opportunités d’exercer désormais certaines professions qu’ils s’interdisaient jusqu’alors.
- Les interprétations bourgeoises de l’égalité en droits se rapportaient à deux pôles ; le premier était la fin des privilèges aristocratiques : les bourgeois étaient avides de s’emparer de la rente foncière, donc des domaines des aristocrates, et des fonctions du « Service du Roi » que l’Ancien Régime leur réservait : il s’agit des hautes fonctions militaires et policières du pouvoir d’état. Le deuxième pôle des interprétations bourgeoises de la revendication d’égalité en droits était le refus qu’un homme ne possédant aucun bien puisse jouir de droits égaux à ceux d’un bourgeois « ayant pignon sur rue ».
- Quant aux membres du peuple, l’Ancien Régime leur faisait une situation misérable ou proche de la misère ; déjà, Jean-Jacques Rousseau avait dénoncé la cause de cette misère dans la richesse des grands du royaume.
- A partir de la Renaissance, le développement des manufactures créait un nouveau type d’emploi ouvrier : peu qualifié, donc ne nécessitant qu’un apprentissage court, donc aussi beaucoup moins rémunéré que les ouvriers de corporation, il permettait une organisation du travail plus productive, ce qui signifie qu’elle rapportait plus de profit à l’employeur : ce nouveau type d’emploi fit sortir nombre de marginaux de la marge sociale, et permit à nombre de serfs de fuir le servage, les impliquant dans le progrès de l’industrie sans les sortir de la misère.
- Ceux de la terre, de très loin les plus nombreux dans le royaume, participaient aussi aux progrès des techniques, qui furent très importants dans l’agriculture aux dix-septième et dix-huitième siècles. Ils savaient mieux que quiconque que les récoltes étaient devenues plus abondantes.
- Le contraste entre l’augmentation des productions manufacturières et agricoles d’une part, et d’autre part la misère dont les travailleurs ne sortaient pas, renforçait le sentiment d’injustice qu’ils éprouvaient : ils s’emparèrent de la revendication d’égalité en droits et lui donnèrent le sens concret de la revendication du droit de vivre. Ce fut, dans les mentalités populaires, un bouleversement profond.
- Individuellement, certains membres de la bourgeoisie ou de l’aristocratie, savants ou philosophes ou grands lecteurs d’œuvres savantes ou philosophiques, reconnaissaient la justesse de cette revendication et s’appliquaient à découvrir les voies et moyens de la satisfaire ; ils contribuaient ainsi à définir explicitement ce qu’est la société et à dire pour quoi elle existe.
- Que cette revendication du droit de vivre procède de la réalité révélait aux philosophes que l’organisation sociale était fautive ; à la veille de la Révolution française, l’économiste anglais Ricardo montrait que l’appauvrissement des membres du peuple résultait de leur dénuement, de leur qualité de prolétaires, car ne possédant rien, ils ne pouvaient vivre qu’en vendant la force de leurs bras, leur force de travail, à ceux qui possédaient la terre, les outils et les machines, c’est-à-dire les ressources et les moyens du travail : ce rapport collectif des membres du peuple et des propriétaires, Ricardo l’appelait la lutte des classes ; le problème social était concrètement posé par le fait que la société d’Ancien Régime plaçait une majorité des membres du peuple dans le besoin en leur déniant tout droit dans la cité.
- Le problème social n’était pas nouveau : il dut surgir d’abord dès les débuts des temps historiques, lorsque les groupes humains qui abandonnaient le nomadisme organisèrent leur vie sédentaire et que la lutte des classes commença ; depuis lors, il est possible de décrire l’évolution des sociétés humaines comme une succession de surrections du problème social que l’on tente de résoudre, chaque tentative aboutissant tantôt à l’échec, tantôt à sa nouvelle surrection sous d’autres modalités. Karl Marx et son ami Friedrich Engels ont mis en évidence que la relation du problème social à la lutte des classes est essentielle : en fait, les luttes de classes sont le moteur qui fait surgir le problème social et qui anime les tentatives de le résoudre.
- Les humains dans le besoin sont en effet des femmes et des hommes qui manquent des biens nécessaires à leur vie. Les relations humaines qui seraient susceptibles de leur permettre de disposer de ces biens sont celles qui organisent leur production et leur circulation : ce sont les métiers, les relations entre les métiers, et les marchés ; les acteurs impliqués dans ces relations sont ce que les anciens Grecs désignaient sous le nom de « Laôs » ; nous traduisons habituellement ce mot par « peuple » et nous en avons tiré notre adjectif « laïc » ; ces relations et leurs acteurs constituent donc la laïcité ; chacune d’elles est laïque.
- Il en résulte que le problème social se pose en laïcité et doit être résolu en laïcité.
- Quels en sont les facteurs ?

Les facteurs du problème social, du moyen Age à la Monarchie absolue des rois de France
- Durant le moyen Age, les métiers s’organisaient en corporations, dont les directions avaient autorité sur les conditions de travail, sur les conditions de présentation des produits du travail sur le marché, et en général sur les conditions sociales de l’exercice professionnel.
- La structure des corporations était hiérarchique, fermée ; chaque corporation gérait la connaissance professionnelle qui la concernait ; l’apprentissage du métier était long et tout entier jalonné par un jeu complexe de rites et d’épreuves, qui servaient à limiter la diffusion de la connaissance, même parmi les compagnons de la corporation, de telle manière que la connaissance devenait un objet de propriété.
- Pour parvenir au statut corporatif de maître, qui permettait d’être chef d’entreprise, il ne suffisait pas de bien connaître son métier et d’en maîtriser la pratique ; il fallait aussi en avoir pris possession et agir à son égard en toutes choses comme son propriétaire : ceux qui parvenaient à la maîtrise corporative accédaient aussi au statut bourgeois.
- Le rapport des compagnons ouvriers à leur atelier ressemblait par beaucoup de ses traits essentiels au servage qui attachait le paysan serf à la terre qu’il devait cultiver ; cela maintenait une masse de travailleurs hors de la candidature à l’exercice d’un métier. Les humains qui refusaient la sujétion corporative et le servage ou que les hasards de leur naissance avaient mis hors de ces conditions, étaient rejetés dans la marge sociale : gueux, saltimbanques, prostituées ou bandits de grands chemins, leur destin était en général fait d’un voyage de prison en prison qui finissait au bout d’un corde ou dans un fossé au bord d’un chemin. Refuser la sujétion était un crime. Les castes propriétaires donnaient mission à leurs polices de résoudre le problème social par la répression.
- La pratique du compagnonnage donnait aux corporations du bâtiment des particularités remarquables : la capacité de produire et de créer y avait plus d’importance, la mobilité des travailleurs y était mise en valeur, la parole de chaque compagnon était écoutée, et la lutte contre la répression y était organisée.
- Le développement des manufactures s’inscrit en contradiction avec le processus corporatif, le vidant pratiquement de signification sociale dès avant le début du dix huitième siècle. Les manufactures préparaient la condition salariale qui sera généralisée pendant la révolution industrielle.
- L’Ancien Régime politique, social et juridique maintenait toutes les catégories de travailleurs dans une situation misérable ou proche de la misère, en même temps qu’il faisait obstacle au développement de la production matérielle : cette société a ainsi développé ses propres tensions internes au-delà de la portée de toutes les réformes qu’elle pouvait tenter, jusqu’à ce que ces tensions la détruisent : telle est l’origine de la Révolution française.
- C’est par ses revenus que la bourgeoisie s’est distinguée au sein de la société de l’Ancien Régime, et qu’elle s’est faite classe sociale : depuis le haut Moyen Age, la bourgeoisie vit du profit qu’elle prélève sur les biens produits par le travail qu’elle fait faire ; ce prélèvement ne peut exister que si la bourgeoisie exerce, en plus de droits sur le travail, une contrainte sur la vie des ouvriers pour qu’ils acceptent le statut misérable qu’elle fait aux salariés : cette contrainte ne fut pas d’abord bourgeoise ; dans ses débuts, la bourgeoisie ne faisait que tirer profit de la contrainte militaro-policière hiérarchisée que les grands féodaux exerçaient sur tous les membres de la société ; par cette contrainte en effet, le système féodal maintenait hors de la terre, dans la mendicité, un grand nombre de membres du peuple, et c’est parmi eux que la bourgeoisie trouvait la main d’œuvre qui lui était nécessaire ; la contrainte proprement bourgeoise est apparue ensuite, comme une composante de l’organisation que la bourgeoisie appliquait aux villes qu’elle avait entrepris de soustraire à l’autorité des seigneurs féodaux ; les membres du peuple qui s’y soumettaient l’ont sans doute vécue comme une protection contre la répression féodale ; ce n’est qu’en prenant conscience de ce que leur liberté se réduisait à accepter la contrainte et la misère salariées sous la coupe de la bourgeoisie qu’ils ont commencé de reconnaître la contrainte bourgeoise.
- A l’approche de la Révolution, la classe bourgeoise n’a pas cessé de pratiquer le salariat en niant l’égalité en droits de tous les êtres humains : elle a entrepris de réprimer la revendication populaire du droit de vivre dignement aussitôt qu’elle en a perçu les premières manifestations. La répression bourgeoise contre le mouvement revendicatif du peuple salarié n’a connu qu’une éclipse au cours de la Révolution : ce sont les presque deux années de la première République. Au début de ces deux années, la coalition des empereurs, rois et princes européens avait entrepris d’envahir le royaume de France pour y rétablir l’Ancien Régime ; elle menaçait donc directement l’entreprise bourgeoise de gouverner ; afin de sauver son gouvernement, la bourgeoisie se vit obligée de faire alliance avec le peuple.
- Cette alliance s’est nouée autour de l’abolition de l’ancien Régime, mais déjà, les mots n’avaient pas le même sens pour tous ses partenaires : les membres du peuple constataient avant tout que les mécanismes de l’ancien régime les privaient du fruit de leur travail aussitôt le travail fait : leur volonté d’abolir l’Ancien Régime exprimait avant tout leur revendication du droit de vivre dignement, en jouissant de droits égaux à ceux de chacun des autres habitants du pays.
- Les membres de la bourgeoisie manufacturière, eux, revendiquaient l’abolition des obstacles que l’Ancien régime opposait à sa liberté de commercer, tels que la division de la société en ordres bien séparés, le régime complexe des douanes intérieures et les nombreux péages qui jalonnaient les itinéraires commerciaux ; selon sa théorie, le commerce libre, donc la libre spéculation, assure à chacun ce dont il a besoin ; l’égalité en droits se rapporte donc au seul commerce et par conséquent, les droits de l’homme sont en rapport direct avec la valeur des biens marchands qu’il possède : celui qui ne possède rien n’a pas de droits.
- Quant à la grande bourgeoisie financière, qui tenait depuis la Renaissance les finances de royaume, l’abolition de l’Ancien Régime était pour elle un enjeu de transaction : elle pouvait y consentir à condition de ne pas être dessaisie du contrôle des finances du pays, ni de ses fonctions bancaires : pendant toute la Révolution elle sera le principal acteur des intrigues et portera la politique du compromis avec l’Ancien Régime.
- Aussitôt la menace d’invasion écartée, la bourgeoisie, toutes composantes réunies, porta le coup d’état du 9 thermidor an deux de la République (27 juillet 1 794), rompant l’alliance populaire qui avait sauvé son gouvernement : c’est ainsi qu’elle scellait la révolution du sceau de la bourgeoisie.
- Ici se montre l’évidence que les mots n’ont jamais eu le même sens pour tous les acteurs de la révolution : bourgeoisie et peuple travailleur n’ont jamais défendu la même liberté, et dès l’alliance rompue, la revendication d’égalité fera naître un conflit qui n’est toujours pas résolu.
- Nous devons observer que, dans la révolution qui a détruit en France l’Ancien Régime et a donné à la bourgeoisie française l’occasion d’établir sa dictature sur l’ancien royaume, le peuple ne fut ni témoin passif, ni serviteur obéïssant, ni brute déchaînée : les membres du peuple défendaient leur droit de vivre contre les menaces qu’ils ressentaient ; ils ont accepté les sacrifices que représentaient le sauvetage du gouvernement bourgeois parce qu’ils ont cru quelques temps que d’écarter la menace des princes d’Europe ferait advenir la République, et que par conséquent le futur gouvernement serait celui du peuple ; mais la vie quotidienne leur prouvait sans cesse que la bourgeoisie menaçait réellement leur droit de vivre : pendant la révolution française, le conflit d’intérêts entre la bourgeoisie et le peuple travailleur n’a jamais cessé.
- Remarquons aussi que certains membres des classes privilégiées ou dominantes de l’Ancien Régime ont réagi très favorablement aux Lumières philosophiques : comprenant notamment la justesse de la thèse qui reconnaît à tous les humains une égale dignité, ils la faisaient leur et s’efforçaient d’en rechercher les significations et les implications dans tous les domaines, de la pédagogie à l’économie en passant par le droit : ces privilégiés s’efforçaient de découvrir l’être humain lui-même, celui que les privilèges et la misère cachent et répriment ; ils participaient à la critique de l’Ancien régime et contribuaient au progrès de la révolution ; les membres du peuple comprenaient facilement que leur œuvre individuelle (leurs textes ou leurs discours) ouvraient la voie à des progrès dont tous jouiraient lorsque les privilèges ne seraient plus qu’un mauvais souvenir ; ils reprenaient ces textes et discours dans les discussions populaires au point qu’aujourd’hui, leur lecture est indispensable à qui veut comprendre la révolution qui, de 1789 à 1794, a détruit le royaume de France : même s’il est aussi grandiose qu’une Révolution, un événement collectif n’efface pas de l’histoire le rôle des individus qu’il a impliqués ; il peut au contraire mettre en relief le rôle de ceux d’entre eux qui ne se sont pas entièrement consacrés à la défense des intérêts de leur propre classe sociale, ou qui l’ont desservie.
- La reconnaissance populaire que recevaient ces hommes capables de faire passer la recherche de la vérité avant la défense de leurs propres privilèges se muait facilement en une grande autorité morale ; mais à son tour, cette autorité morale attirait à eux d’autres bourgeois pour qui la résolution du problème social n’était qu’un souci secondaire, passant loin derrière le souci de maintenir et de consolider leur propre condition dominante.
- Il faut prendre bonne note de ce que le mouvement conféré à notre société par la vie et l’activité ouvrières, qui est à proprement parler le mouvement ouvrier, interfère sur le plan économique depuis toujours avec le mouvement qu’imprime à notre société l’activité de la bourgeoisie ; la cause originelle de cette interférence est l’opposition directe et antagonique des intérêts ouvriers et des intérêts de ceux qui prélèvent le profit.

B - la Révolution française face au problème social

- Au cours des dernières années de l’Ancien Régime, les rentes des privilèges rapportaient de moins en moins, et certaines ne rapportaient plus rien ; les privilégiés s’efforçaient d’en combattre l’obsolescence en revendiquant leurs anciens droits devant les tribunaux, dont la fonction héritée de Charlemagne était de décider en leur faveur. Les sentences frappaient directement les paysans, confirmant l’injustice de leur condition en les enfonçant dans leur misère.
- Dans beaucoup de régions, les paysans comprirent qu’il leur fallait tarir la source juridique des privilèges seigneuriaux : cette source, c’était les titres de propriété et de noblesse rédigés en latin médiéval sur les vieux parchemins conservés par les seigneurs dans les « coffres à terrier » de leurs châteaux.
- Pendant l’hiver de 1788 à 1789, ils se mirent en mouvement, investissant les châteaux par la force de leur nombre, saisissant les coffres à terrier et brûlant les parchemins qu’ils contenaient. Là où on leur refusait l’accès à la salle des coffres, ils brûlaient le bâtiment, et parfois le château tout entier. Il y eut quelques victimes lorsque le seigneur prétendait opposer la force de ses gens d’armes au mouvement des paysans.
- Ce mouvement n’avait en vérité aucun autre but réel que de détruire les titres de propriétés qui fondaient les privilèges des seigneurs, et le plus grand nombre de ceux que le mouvement touchait sauvèrent leurs vies et leurs châteaux en abandonnant aux flammes allumées par les paysans les coffres à terrier et surtout les parchemins qu’ils contenaient.
- Pourtant, son effet était révolutionnaire : il détruisait la propriété nobiliaire sans la compenser, et plaçait les paysans en position de premiers occupants de la terre qu’ils travaillaient, c’est-à-dire de premiers propriétaires de cette terre ; pour chaque coffre à terrier brûlé, ce sont des centaines d’hectares de terres que la bourgeoisie riche ne pourrait pas s’approprier avant longtemps.
- Ce mouvement paysan grandit jusqu’au mois de juillet 1789 ; la bourgeoisie prit alors peur et utilisa le cadre de l’Assemblée constituante pour négocier un compromis avec les aristocrates et les membres du clergé qui y étaient présents ; ce compromis fut rédigé et adopté dans l’urgence pendant la nuit du quatre au cinq août 1789 ; ce texte nous est présenté illusoirement comme le décret d’abolition des privilèges, mis en vigueur le 5 août 1789.
- Par ce décret, l’aristocratie renonce aux privilèges obsolètes, ceux qui ne rapportent plus de rente ; elle conserve les autres, que l’Assemblée constituante déclare rachetables.
- Mais les paysans qui travaillent la terre sont démunis d’argent : cela les exclut du rachat des privilèges (ou des terres) : seule la bourgeoisie riche y participera !
- Les privilèges déclarés rachetables sont donc simplement transférés du régime aristocratique au régime bourgeois de la propriété. En somme, ce décret abolit les privilèges qui n’existent plus et fait passer ceux qui existent encore dans le patrimoine collectif de la bourgeoisie. Il pose en fait le rachat des privilèges encore actifs comme un processus d’union de la bourgeoisie française et de l’aristocratie : Napoléon Bonaparte réalisera l’essentiel de cette union, que Louis-Napoléon Bonaparte parachèvera.
- Tel est le résultat le plus clair de la nuit du quatre au cinq août 1789 : la bourgeoisie a interdit aux paysans de devenir propriétaires de la terre qu’ils travaillent et s’est réservé à elle seule la possibilité d’acquérir les domaines terriens de l’aristocratie.
- Telle est la cause essentielle de la guerre qui ravagera la Vendée trois ans plus tard.
- Au début de la révolution, la bourgeoisie manufacturière se voyait menacée de deux manières par les anciennes corporations : d’une part, les maîtres de ces corporations pouvaient transformer l’action des tribunaux en un obstacle au développement des manufactures, et d’autre part, les ouvriers des manufactures pouvaient s’inspirer de ce qu’étaient les compagnons des corporations et revendiquer collectivement de meilleurs salaires et une meilleure position sociale.
- La bourgeoisie manufacturière trouva dans la révolution l’occasion de conjurer ces deux dangers : l’effondrement de l’autorité des ordres privilégiés l’avait portée au pouvoir en même temps que les bourgeoisies financière et terrienne ; ses députés à l’Assemblée constituante démontrèrent la nécessité de briser les corporations, et firent adopter la loi Le Chapelier le 17 juin 1791 : cette loi anéantissait toute espèce de corporation, défendait de les rétablir sous quelque prétexte que ce soit et précisait que les citoyens d’un même état ou profession, les ouvriers ou compagnons d’un art quelconque ne pourront lorsqu’ils se trouvent ensemble se nommer de président, secrétaire ou syndic, tenir des registres, prendre des arrêtés, ni former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.
- Pendant le même temps, la bourgeoisie libérait de toute taxe le commerce des grains, permettant l’accumulation spéculative des stockages.
- Par là la bourgeoisie qui venait de s’emparer du pouvoir imposait au peuple de graves difficultés ; de graves troubles en furent la conséquence : bientôt, le peuple de Paris manifestait contre la liberté du commerce des grains et donnait l’assaut au palais des Tuileries ; très conscients de la gravité et de l’essence politique de leurs manifestations, les manifestants arboraient le drapeau rouge de la loi martiale.
- Sous l’Ancien Régime, les officiers royaux levaient le drapeau rouge pour annoncer que le souverain avait suspendu les lois ordinaires, mis en vigueur la loi martiale, et qu’ils en avaient reçu l’ordre de tirer s’ils l’estimaient nécessaire. Une tradition rapporte que les ouvriers manifestant contre la liberté du commerce des grains avaient écrit sur leur drapeau : « Loi martiale du peuple souverain contre la loi du commerce des grains ». Loi martiale du peuple souverain : on ne peut déclarer plus clairement que le peuple devenant le souverain, le drapeau rouge devenait celui de l’insurrection populaire, par laquelle le peuple rétablit sa légitime souveraineté.
- Se jugeant pourtant dans « son bon droit », la grande bourgeoisie, qui s’efforçait de protéger le roi et son palais, recourait aux pratiques traditionnelles des castes propriétaires et faisait fusiller les manifestations. L’exécuteur s’appelait La Fayette.
- Entièrement composées de bourgeois aisés et d’anciens membres des ordres privilégiés dissous, l’Assemblée constituante, puis l’Assemblée législative n’avaient en rien fait progresser la solution du problème social ; les membres du peuple se rebellaient devant la rapide dégradation de leur condition : le problème social surgissait à nouveau, dramatiquement.
- Cependant, la réaction de l’ancien Régime s’organisait sur le plan européen, concentrait des moyens considérables pour rétablir en France la monarchie de droit divin ainsi que les privilèges de l’aristocratie et du haut clergé, et devenait une menace mortelle pour le pouvoir nouvellement établi par la bourgeoisie française.
- Pour combattre l’agression qui menaçait de détruire son gouvernement, la bourgeoisie dut accepter l’alliance du peuple des ouvriers, artisans, paysans et boutiquiers, étendre le droit de voter et d’être élu aux petits propriétaires (sauf les femmes), promettre la citoyenneté à tous les hommes et accepter la République. Le 20 septembre 1792, la progression vers cette alliance a conduit à la victoire de Valmy, et dès le lendemain, à l’abolition de la royauté de France ; c’est cette alliance qui a inscrit la République dans les traditions populaires françaises et avec la République, la revendication de ce que chacune et chacun, propriétaire ou non, jouisse de droits humains et civiques égaux. Tel est le sens que le peuple donne depuis lors à la devise liberté ! égalité ! fraternité ! L’égalité républicaine, c’est l’égalité en droits !
- Cette alliance n’a pas duré deux ans : la bourgeoisie française y a mis fin en confisquant la totalité du pouvoir par le coup d’état du 9 Thermidor an 2 ; ce jour-là, elle a ajourné la république ; l’interprétation thermidorienne des droits de l’homme et du citoyen, bien vite mise en lois pour supplanter l’œuvre de la république, réserve les droits civiques aux gros propriétaires : seuls, les hommes riches votent désormais.
- Devenue pleine et entière, l’application de la loi Le Chapelier divisait les ouvriers afin de réduire leurs prétentions salariales, alors que la bourgeoisie l’avait présentée comme destinée à briser les vieilles corporations, accusées de tous les maux de l’ancien Régime, et notamment de s’opposer au « libre jeu du marché ».
- L’interprétation thermidorienne des lois poursuit la grève comme un délit : le libéralisme capitaliste étant inscrit dans la loi, toute tentative d’organisation ouvrière est réprimée comme criminelle.
- Interdit de regroupement, d’association, de syndicat et de grève, l’ouvrier est solitaire dans le rapport salarial, écarté des droits de l’homme, dont est aussi écartée la femme, et pour faire bonne mesure l’artisan, le boutiquier et le paysan s’ils sont petits propriétaires.
- Les ouvriers de tous statuts, salariés, artisans, paysans, sont alors placés dans une contradiction économique et dans une contradiction morale.
- La contradiction économique est qu’ils produisent les biens nécessaires à la vie de toute la société et sont privés du droit de disposer des biens nécessaires à leur propre vie : la misère qu’ils connaissent est le résultat visible de cette contradiction.
- Des évènements aussi grandioses que par exemple la victoire de Valmy attestent que la Révolution a été sauvée par l’intervention des ouvriers de tous statuts ; sans eux, il n’y aurait pas eu de République ; la contradiction morale où les ouvriers sont plongés est qu’ils le savent, et qu’ils sont privés de tout droit civique.
- La conscience ouvrière unit ces deux contradictions dans le dilemne entre exister et ne pas exister.
- Ne pas exister, ce serait renoncer à tout droit, se soumettre aux volontés de cette caste qui triomphe après la Révolution, mais qui exerçait déjà auparavant un grand pouvoir en participant à l’administration du royaume et en contrôlant les moyens modernes de production et les aspects corrélatifs de la vie sociale ; ce serait accepter que la Révolution n’apporte au peuple aucun progrès ; ce serait faire de la misère un mode normal de la vie humaine.
- Mais pour exister, il faut exercer des droits que la loi et la constitution refusent aux ouvriers :

  • droits sur l’économie, pour disposer des biens nécessaires à la vie personnelle et résoudre la contradiction économique ;
  • droits sur la vie de la cité, pour être citoyen et résoudre la contradiction morale.

- Exercer des droits que la société refuse, et prétendre ainsi les établir, cela s’appelle revendiquer.
- Au lendemain de la Révolution française, un ouvrier, une ouvrière ne peuvent exister qu’en revendiquant leurs droits économiques et politiques.
- Telle est notre histoire : au bout de la Révolution française est échue aux familles ouvrières une condition de misère extrême et sans issue ; du point de vue des Lumières philosophiques, la révolution est en échec. Gracchus Babeuf et d’autres acteurs de ces évènements le constatent et disent que « la Révolution française n’a pas résolu le problème social ».
- A la veille de la révolution, Gracchus Babeuf exerçait la profession de « commissaire à terrier », qui faisait de lui une sorte de notaire spécialisé dans la propriété nobiliaire et dans l’étude des droits que cette propriété conférait aux aristocrates ; il était devenu un excellent connaisseur des privilèges que les aristocrates s’efforcent d’appliquer et de rétablir pour augmenter leurs revenus, et excellent connaisseur des grimoires qui sont les sources de ces privilèges : il dénonçait le caractère privé de la propriété aristocratique (nobiliaire) comme la cause essentielle des guerres qui ravageaient périodiquement telle ou telle partie de l’Europe, comme aussi la cause essentielle de l’accroissement urbain et de l’enrichissement des grands du royaume, qu’ils soient aristocrates ou bourgeois.
- Dès les débuts de la Révolution, et avant même que le décret du cinq août 1789 n’abolisse sa profession, Gracchus Babeuf mettait ses compétences juridiques à la disposition des paysans pauvres pour les assister dans leur défense contre les empiètements des riches, « nobles » et bourgeois : cette activité lui a donné parfaite connaissance des procédés qu’emploient les membres de la bourgeoisie pour se rendre propriétaires de toute terre de quelque rapport, au détriment des paysans qui travaillent ces terres ; constatant la misère et la privation de tout droit civique imposées aux membres du peuple, il montre que l’appropriation de la terre par la bourgeoisie a causé l’échec de la Révolution et pose la revendication de retirer la terre du marché ; il conçoit ce qu’il appelle « le partage usager de la terre » : la terre appartiendra à la nation et ne sera pas vendue ; elle sera divisée en parcelles dont l’usufruit sera attribué aux paysans qui auront à les travailler de leur propres mains ; afin que l’usufruit ne devienne pas l’objet d’un commerce, la division en parcelles et leur répartition entre les travailleurs sera une fonction des assemblées locales de citoyens (municipales ou cantonales).
- De la période où le peuple s’est levé en masse pour défendre la Patrie en danger, les ouvriers et les ouvrières gardent la conscience de leur compétence politique et des droits nécessaires à son exercice : qu’ils soient salariés, artisans, boutiquiers ou paysans, les travailleurs français sont tout à la fois rejetés dans le besoin et privés de droits civiques et humains, ils en ont conscience et ressentent une injustice profonde. Faute de pouvoir mettre fin à la misère économique et en même temps morale qui est le lot du peuple ouvrier, la révolution française en a fait naître une revendication ouvrière de nature politique et économique. Sensibles à cette juste revendication, les Amis de l’Egalité, regroupés autour de Gracchus Babeuf, engagent la lutte contre le triomphe contre-révolutionnaire de la bourgeoisie : leur Manifeste des égaux engage l’élaboration d’une solution politique au problème social.
- Cela transforme le mouvement ouvrier et lui donne sa cohérence nouvelle : le mouvement ouvrier, c’est la prise de parti des victimes de la confiscation bourgeoise, qui revendiquent leurs droits économiques contre la misère et en même temps leurs droits de citoyens contre l’usurpation bourgeoise du pouvoir.

Le socialisme
- La révolution reflue : directoire, consulat, puis empire remettent en cause toutes les idées de progrès et les réévaluent au seul critère des intérêts de la bourgeoisie ; la dictature bourgeoise fait au peuple travailleur des conditions qui renient les Lumières philosophiques ; l’expérience populaire de la révolution bourgeoise se réduit à une misère sans fond : cette misère donne une intensité inouïe au besoin de résoudre le problème social en même temps qu’elle jette la lumière violente de la réalité sur la négation inhumaine que la bourgeoisie oppose à la revendication d’égalité en droits : la revendication d’égalité en droits et l’effort pour résoudre le problème social se montrent complémentaires. C’est le thème idéologique essentiel de la Révolution qui revient au premier plan des préoccupation des femmes et des hommes de progrès, et qui détermine la prise de parti de certains d’entre eux.
- Les individus privilégiés de l’Ancien Régime et ralliés aux Lumières philosophiques ont créé une tradition : dans cette bourgeoisie qui a confisqué la révolution en reprenant violemment tous les pouvoirs dans ses mains, qui a entrepris d’intégrer les restes dorés de l’ancienne aristocratie, qui a massivement nié que les prolétaires aient des droits, dans cette bourgeoisie cynique, imbue d’elle-même et méprisante, des individus cultivent la philosophie des Lumières et continuent de rechercher les voies et moyens de résoudre le problème social ; en conscience, ils n’ont pas renoncé à l’idée mère de la révolution, de fonder la société sur les droits de vivre et de participer à la souveraineté qui appartiennent à égalité à chaque être humain habitant le territoire ; ils n’ont pas renoncé à faire de l’être humain, incarné dans chaque membre de l’espèce humaine, la valeur suprême de la société, la valeur devant laquelle toutes les règles et principes fondateurs et organisateurs des castes, des ordres et des classes doivent céder.
- L’expression consciente de cette prise de parti est de dire la nécessité de résoudre le problème social ; ceux qui s’y consacrent se placent volontiers dans la tradition de Jean-Jacques Rousseau, avec l’essai du Contrat social pour texte de référence. Ils reçoivent très vite le nom de socialistes, et c’est cela qui définit ce mot.
- Etre socialiste, c’est prétendre résoudre le problème social.
- Ces militants qui continuent de cultiver les Lumières philosophiques après que la bourgeoisie les ait enterrées sous les présupposés de sa propriété, héritent de l’autorité que le peuple avait reconnue à ceux d’avant la Révolution.
- Il y a parmi eux des membres du peuple qui voient dans la prise de parti de résoudre le problème social une expression politique juste et légitime de leur revendication du droit de vivre dignement.
- Il y a aussi parmi eux des bourgeois éclairés, parfois anciens membres des ordres privilégiés : ces bourgeois sensibles aux idées naissantes du socialisme sont une cause idéologique d’interférence du mouvement ouvrier avec le mouvement bourgeois.
- L’autorité morale que le peuple reconnaît aux socialistes se confirme dans chaque cas dans la mesure où les terribles évènements révolutionnaires n’ont ébranlé ni leur reconnaissance de ce que les êtres humains sont égaux en dignité, ni leur parti pris de fonder la société sur l’égalité des droits reconnus à chacun.
- Mais cette autorité attire à eux d’autres anciens privilégiés et d’autres bourgeois : ceux-ci sont en quête d’autorité et s’efforcent de parler comme les socialistes afin de capter une part de l’autorité que le peuple leur reconnaît ; aux yeux des bourgeois cette supercherie n’est qu’une petite spéculation qu’ils estiment bien légitime !
- Il en résulte que ceux qui affichent une étiquette socialiste se répartissent selon deux intentions opposées : les uns s’engagent réellement dans l’effort de résoudre le problème social, donc, de continuer la révolution ; pour les autres, le problème social n’est que le prétexte de leurs efforts qui ne visent qu’à rassembler autour d’eux une audience politique.
- D’une manière générale, les membres de la bourgeoisie réagissent diversement aux idées du socialisme ; la diversité de leurs réactions dépend de deux facteurs : d’une part, leur place et leur fonction concrète dans le processus matériel essentiel à la bourgeoisie (la collecte, la circulation et l’accumulation du profit, c’est-à-dire l’exploitation capitaliste) ; ensuite, la représentation qu’ils se font de leur fonction dans la société.
- L’éventuel ralliement aux idées du socialisme transforme ce deuxième facteur, qui devient la représentation qu’ils se font de leur fonction dans la société actuelle et dans la société socialiste.
- En tout état de cause, ce second facteur est subsidiaire du premier par le fait que le rôle concret de tout acteur de l’exploitation capitaliste conditionne très profondément toutes les représentations qu’il se fait de lui-même, de la société et du monde : la représentation qu’il peut se faire de sa place dans la société actuelle et dans la société socialiste dépend essentiellement de son rôle concret actuel dans l’exploitation capitaliste.
- Mais cette dépendance n’est pas comparable à une contrainte mécanique : elle limite étroitement le champ de réflexion et d’action de l’individu, mais pas de manière univoque, ni au moyen de barrières infranchissables ; l’individu garde toujours une possibilité d’agir hors de sa détermination sociale, même sur des problèmes socialement essentiels ; sauf que s’il en use, il doit en subir individuellement les conséquences bonnes ou mauvaises, indépendamment des conséquences qui retombent sur les autres membres de la société : ces conséquences sont celles de la domination de la classe dominante, qu’il n’est nulle part en son pouvoir individuel de renverser ni même de limiter.

La nouvelle classe dominante, la bourgeoisie
- La bourgeoisie a mis fin à la révolution en France en confisquant les droits de vivre dignement qui appartiennent aux femmes et aux hommes même s’ils ne possèdent rien que leurs corps : c’est elle désormais qui détient tous les pouvoirs non seulement économiques, mais politiques dans notre pays ; elle exerce depuis lors sa dictature sur les plans économique, politique et idéologique par divers moyens. Tout de suite après le coup d’état du 9 thermidor an deux de la République (27 juillet 1794), elle s’est attachée à pervertir le sens des mots de nation, en l’assimilant à l’exercice de la souveraineté par la bourgeoisie, ce qui réduit la nation à une ethnie ; de démocratie, par les diverses variantes de suffrage restreint et censitaire qu’elle a inventées ; et de république, en la coiffant d’un directoire de cinq membres, puis d’un consulat de trois membres, enfin d’un empereur ; elle a rapidement généralisé la perversion systématique des mots, et s’est rendue très habile à user de l’ambigüité du vocabulaire pour tromper le peuple ; depuis la fin du dix-neuvième siècle, elle y ajoute l’hypocrisie d’habiller sa dictature de formes empruntées à la démocratie. Il importe donc de bien comprendre ce qu’elle est.
- Ce qui définit la bourgeoisie, c’est que la vie de ses membres est financée par le profit capitaliste prélevé sur le produit du travail, et qu’ils ne participent pas au travail. Les intérêts de la bourgeoisie sont donc incompatibles avec l’égalité en droits de tous les êtres humains.
- D’où procède cette contradiction ?
- Le travail ne peut enrichir les bourgeois que s’il est accompli par de très nombreux ouvriers conduisant des outils et des machines de plus en plus perfectionnées, elles-mêmes fabriquées au cours d’un processus du travail. Pour cette raison, les bourgeois ne participent pas au travail.
- Il faut donc que la société soit instituée et constituée de manière à interdire aux humains les plus nombreux d’accéder à la propriété des ressources et des principales machines et outils du travail ; ainsi, ceux qui veulent vivre seront forcés de travailler au service de ceux qui en sont propriétaires : c’est la contrainte bourgeoise ; pour qu’il en soit ainsi, il faut que la femme ou l’homme qui ne sont propriétaires d’aucune machine et d’aucune ressource en matière première, soient privés de tout droit civique réel : l’interprétation bourgeoise de l’égalité en droits accorde aux hommes des droits strictement limités à la valeur d’échange des biens qu’ils possèdent, et dénie tout droit civique aux femmes et aux hommes qui ne possèdent que leur corps : dans la société que domine la bourgeoisie, le prolétaire est sans droits.
- La bourgeoisie appelle cela « l’état de droit » ; la loi Le Chapelier le consolide en privant les prolétaires des droits d’association et de solidarité : elle les rend ainsi incapables de faire valoir leurs droits humains et civiques ; dans la société bourgeoise, l’association est un privilège des membres de la bourgeoisie et les seuls processus par lesquels les hommes s’associent sont ceux des affaires : ils sont inaccessibles aux prolétaires.
- Telles sont les lois bourgeoises imposées à notre société à partir du 9 thermidor an 2 de la République. Elles ne procèdent pas des Lumières philosophiques, au contraire : elles énoncent les principes que la bourgeoisie dégage de sa pratique des affaires ; elles ont pour objet de libérer et de protéger la formation de la plus-value et le prélèvement maximal du profit sur la production et sur les échanges de marchandises : elles atteignent cet objet en violant les préambules des Déclarations de Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et de l’an 1 de la République, qui assignent pour but à la société de réaliser les conditions du bonheur commun.
- Donc, les bourgeois ne travaillent pas ; pour cette raison, l’argent qui finance leur vie ne compense aucune dépense de force de travail qu’ils auraient faite en travaillant ; par définition du salaire, cet argent n’est pas un salaire ; ce ne peut être que du profit. C’est par pure hypocrisie, dans l’intention de tromper le peuple, que la bourgeoisie française fait appeler salaire les rémunérations d’un grand nombre de ses membres. Mais l’énorme différence qui sépare des salaires ouvriers les prétendus salaires versés aux cadres supérieurs des grandes entreprises n’est qu’un indice superficiel de ce que ces rémunérations ne sont pas des salaires mais une part du profit. Il faut comprendre que la bourgeoisie consacre aussi une partie du profit qu’elle prélève à verser à certains de ses membres qui ne participent pas au travail réel des rémunérations dont le montant est voisin de celui d’un salaire, alors que certains salaires véritables, par exemple ceux versés aux ouvriers des plate-formes pétrolières, sont très supérieurs aux salaires ouvriers moyens : la différence essentielle entre un salaire et une rémunération non salariale n’est pas une différence de quantité ; il est important de ne pas confondre avec des salaires les rémunérations même faibles que la bourgeoisie verse à des agents qui ne participent pas au travail.
- En vérité, le moyen de parcourir la bourgeoisie est de suivre tous les chemins par lesquels passe le profit depuis sa source, c’est-à-dire depuis l’acte de vente qui le réalise, jusqu’au puits de sa destination finale, qui est son incorporation au capital, en constatant quelles sont les personnes rémunérées par lui.
- Les bourgeois, ce sont d’abord, bien sûr, les exploiteurs proprement dits : les propriétaires de capitaux qui se répartissent les profit annuellement prélevés sur le produit du travail, par le moyen des assemblées générales d’actionnaires, par celui des mécanismes des trusts et par celui de toutes les ententes que passent entre eux les chefs d’entreprises.
- Les bourgeois, ce sont aussi toutes les personnes que les maîtres du capitalisme emploient pour diriger et contrôler le service, l’administration, la maintenance, la reproduction et la protection du processus de prélèvement du profit. Ces personnes peuvent toucher comme rémunération des dividendes, un courtage, une part de bénéfice ou de chiffre d’affaires ; leur rémunération peut aussi prendre la forme d’un salaire ou d’un traitement de fonctionnaire, de ministre ou de chef d’état, ... : c’est le service que rend chacune de ces personnes au système économique et politique que nous appelons le capitalisme qui détermine la bourgeoisie à accepter que fonctionnaires et ministres soient rémunérés, et c’est cet aval, accordé pour cette raison, qui transforme la part d’impôts qui finance cette rémunération en une part de profit.

C - au dix-neuvième siècle, revendiquer crée des structures

- En politique, les socialistes jugent ouvertement de tous les problèmes de la vie publique et revendiquent le suffrage universel. En économie, ils se partagent entre deux recherches :

Les arguments de l’utopie : les modèles
- Les uns élaborent « dans l’absolu » ou « dans l’utopie » des schémas logiques d’organisation sociale qui banniraient la misère, en les construisant à partir de prémisses contenant les exigences morales, souvent lues dans la Bible ou dans les Evangiles, que d’évidence la bourgeoisie piétine sans retenue lorsqu’elle gère l’économie ; ils forment le courant utopiste de la pensée socialiste française ; Saint Simon, aristocrate devenu grand bourgeois, Cabet, Proud’hon, Leroux ont illustré diverses tendances très contradictoires de ce courant, qui reprend l’attitude constituante des temps où la Révolution française triomphait des idées de l’Ancien Régime en inscrivant les idées nouvelles dans les constitutions successives et dans les successives et contradictoires Déclarations des Droits de l’Homme ; c’est donc un effort qui se porte dans la vie politique ; il se développera jusqu’à tenter des expériences réelles dont certaines, celle par exemple des « moines de Ménilmontant », sont conçues pour être des essais publics démonstratifs : « venez voir ! vous verrez bien qu’on n’est pas obligés de subir l’humiliation ! » Dans de telles expériences, il y a aussi une résurgence de la fonction propagandiste des monastères du haut moyen âge, que l’église chrétienne implantait en pays païen pour montrer que la vie chrétienne était possible et pour fonder l’économie de l’évangélisation. La méthode utopiste consiste à construire d’abord un modèle idéal en posant des prémisses moraux que l’on trouve dans les anciennes traditions, toutes quelque peu religieuses, et en combinant ces prémisses avec les désirs humains pour bâtir un modèle de vie sociale et économique ; ensuite, l’utopiste tente de faire entrer son modèle dans la réalité, pour diverses raisons et dans un but qui n’est pas forcément la transformation directe de la société. Ce but peut être tout simplement d’attirer l’attention sur ce qu’il croit avoir découvert. Les socialistes bâtisseurs de systèmes utopiques savaient aussi que les peuples n’adoptent jamais de schémas sociaux sans les transformer radicalement. Comment ne pas laisser perdre de vue le modèle que l’on a élaboré à grand-peine ? L’utopisme est un effort politique qui se place dans le long terme et qui perd sa force en se laissant distancer par l’évolution réelle du monde ; le danger de sectarisme naît en réaction à cet affaiblissement. Pour autant, la critique des utopies socialistes est un moment nécessaire et fécond de la pensée socialiste et communiste. C’est une des sources du Manifeste du Parti communiste de 1848.

La lutte quotidienne pour le pain
- Des ouvriers socialistes s’organisent pour défendre leur droit de vivre contre la rapacité des propriétaires bourgeois, malgré la répression qui tente de détruire tout concept d’organisation ouvrière ; l’organisation exprime la nécessité quotidienne de vivre et pour cela de manger, de s’habiller, d’habiter et de s’exprimer ; elle se place dans le court terme et se heurte à la répression, elle aussi quotidienne, qui la combat pour protéger le pouvoir politique de la bourgeoisie : cet affrontement fait du processus d’organisation une action politique concrète, actuelle et quotidienne ; ce processus avait déjà commencé à produire de l’expérience lorsque Marx et Engels ont rédigé le Manifeste du Parti communiste : une autre source du Manifeste du Parti communiste de 1848 est d’intégrer l’expérience ouvrière d’organisation dans la méthode critique du socialisme.

Le communisme
- Friederich Engels et Karl Marx, dans le Manifeste du Parti communiste de 1 848, mettent en évidence les diverses interprétations illusoires du socialisme qui circulaient dans le public : certaines de ces interprétations sont réactionnaires comme le « socialisme féodal », le « socialisme petit-bourgeois » ou le « socialisme allemand » (ou « socialisme vrai »), d’autres sont conservatrices comme le « socialisme bourgeois », d’autres enfin sont utopiques et conduisent leurs affidés au sectarisme ; dans ces illusions de socialisme, nous pouvons lire différentes sensibilités bourgeoises ou aristocratiques aux idées du socialisme ; Marx et Engels opposent ces interprétations illusoires à l’interprétation qui se fonde dans les luttes ouvrières de revendication et qui se donne pour objectif de libérer l’être humain en transformant réellement le monde ; ils attirent l’attention sur la contradiction qui traverse le socialisme : cette contradiction irréductible oppose au communisme toutes les variantes du socialisme qui définissent leur vérité sans établir de rapport avec la réalité actuelle, ce qui les rend illusoires.
- Le communisme prend en effet connaissance de la réalité afin d’agir sur la réalité : son critère de vérité est matérialiste ; c’est celui de la science.
- Afin de continuer la révolution, les partisans du socialisme doivent se détacher de l’illusion et prendre le communisme pour mode d’étude de la société et d’action sur elle.
- Si les interprétations illusoires du socialisme doivent beaucoup aux personnalités de leurs auteurs, Marx et Engels ne proposent pas de séparer les illusions du communisme selon le critère de l’être social de leurs auteurs : ce qu’ils proposent, c’est de bâtir publiquement le socialisme, comme un mouvement réel de la revendication ouvrière réelle, avec le matérialisme pour critère. C’est sur la base de ce principe et pour le faire avancer qu’Engels conduira peu de temps après sa critique des théories d’Ernest Dühring par lesquelles la bourgeoisie allemande tentait de tromper la classe ouvrière allemande : c’est au moyen d’une critique matérialiste du contenu des textes et des discours socialistes que les communistes feront le tri entre l’illusion et la connaissance du monde.
- Il s’agit pour le communisme d’accomplir sur le plan politique la revendication ouvrière réelle et quotidienne, qui est économique, en un mouvement de revendication ouvrière tout à la fois politique et économique, qui socialisera réellement la propriété de manière à rendre aux prolétaires le statut de membres de l’humanité dont la bourgeoisie, prenant le relais des autres classes exploiteuses, continue réellement de les priver.
- Et c’est en définissant l’action quotidienne des communistes que Karl Marx et Friederich Engels concluent le Manifeste du Parti communiste :

  • En un mot, les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre politique et social existant.
    - Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement.
    - Enfin les communistes travaillent partout à l’union et à l’entente des partis démocratiques de tous les pays.
    - Les communistes se refusent à masquer leurs opinions et leurs intentions. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent devant une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner.
    - PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !

- Le Manifeste du Parti communiste de 1848 jalonne une étape de l’évolution de la pensée socialiste : son idée directrice est que le mouvement ouvrier peut et doit fonder la résolution des problèmes que pose l’exploitation capitaliste à l’humanité sur la critique concrète de la situation réelle, seule capable de montrer où commencer et comment conduire cette résolution. Il fait de cette attitude active le moyen privilégié qu’emploieront désormais les communistes pour élaborer le futur. Cela définit le communisme : est communiste celui qui s’attache à apporter au problème social une solution concrète et politique en mobilisant les forces sociales capables de la réaliser, qui sont les forces des victimes de la propriété bourgeoise ; résoudre le problème social consiste à transformer concrètement la réalité sociale et notamment économique de manière à faire réellement cesser l’accaparement bourgeois des richesses produites par le travail au détriment de ceux qui font le travail.
- En vérité, Gracchus Babeuf était communiste, même s’il n’emploie pas le mot ; l’histoire du communisme commence réellement pendant les évènements de la Révolution française.
- D’un autre point de vue, nous pouvons dire que le communisme est le socialisme des forces sociales réelles qui entreprennent de transformer réellement le monde réel. Le communisme, c’est le socialisme qui agit réellement dans la réalité pour la transformer.
- Dès le début du dix neuvième siècle, des bases politiques sont déjà formées dans la conscience ouvrière ; c’est la Révolution consécutive aux Lumières philosophiques qui les a produites ; elles impliquent la volonté consciente de lutter pour sa propre vie dans la réalité présente, une certaine capacité d’imaginer les lendemains à long et à court terme et des souvenirs plus ou moins mythifiés des périodes antérieures.

Le processus d’organisation
- Pendant toute la première moitié du siècle, les tentatives d’organisation ouvrière sont clandestines. Il est donc difficile de dater leur début. Il pourrait avoir eu lieu dans le nord de la France pendant la troisième décennie du siècle.
- Il s’agit d’élaborer des structures de lutte, dans la lutte et par la lutte : cette attitude constitue donc une critique de l’utopisme par la réalité concrète ; c’est un aboutissement de cette critique que l’on trouve dans le Manifeste du Parti communiste.

Les caisses de secours
- La première forme d’organisation est celle des caisses de secours, qui fonctionnaient localement, et plus ou moins épisodiquement. Mais bien que la répression n’ait jamais cessé, le besoin d’organisation ouvrière était tel que le concept de caisse de secours était très connu des ouvriers français lors de la révolution de 1848, même si tous ne le pratiquaient pas.
- Au sens le plus primitif, une caisse de secours consiste en une caisse de bois, ressemblant à une urne électorale, dont l’ouverture permet seulement d’introduire de la monnaie, et que l’on n’ouvre que dans des circonstances convenues. La garde de la caisse est confiée à l’un des affiliés ou à un cabaretier ami. Les affiliés alimentent la caisse à un rytme et à un taux convenus. Périodiquement, les affiliés s’assemblent et exécutent deux opérations : la première est de recenser ceux d’entre eux à qui le malheur (maladie, deuil, licenciement suivi de chômage, ...) a ouvert droit à un secours, et de déterminer, selon une règle convenue, la part du contenu de la caisse que représente le secours dû à chacun ; la seconde opération est d’ouvrir la caisse et d’en répartir le contenu.
- Pendant tout le second tiers du dix-neuvième siècle, ces caisses de secours sont utilisées de façon très diverses, et notamment en cas de grève.
- Leur mode de fonctionnement exprime efficacement la solidarité ouvrière sur le plan financier. Le contenu de la caisse est une partie de leur salaire que les affiliés gèrent collectivement, la règle de répartition garantit bien contre la faillite et contre les manipulations de la monnaie (l’inflation) dont est coutumière la caste au pouvoir. Quant au niveau des secours qu’il est possible de verser, il est lié au niveau des salaires perçus par les affiliés : la lutte pour le salaire ne bénéficie pas seulement aux salariés : elle bénéficie aussi, et dans la même mesure, à la caisse et à ses ayants droits.

Les sociétés de résistance
- Cette constatation est mise en valeur dès la quatrième décennie du 19° siècle, par la création de sociétés de résistance, destinées par leurs affiliés à défendre les tarifs de la rémunération du travail et à tenter d’en imposer le respect au patronat bourgeois.

La répartition financière, les mutuelles
- Au début de la deuxième moitié du siècle, cette expérience ouvrière est réfléchie et donne lieu à l’élaboration de la théorie financière de la répartition, qui s’oppose à la théorie de la capitalisation, issue, elle, de la spéculation capitaliste.
- Cette élaboration théorique transforme les caisses de secours au point que le vocabulaire évolue : c’est alors que s’impose le concept mutualiste. Une mutuelle, c’est une caisse de secours dont les membres s’approprient et mettent en euvre la théorie financière de la répartition. Caisses de secours et sociétés de résistance jouent un rôle en France dans la révolution de 1848.

La mise en tutelle : « touche pas à l’argent ! »
- Aussi, après que l’armée coloniale rappelée à Paris eut massacré les ouvriers en juin 1848, la répression anti ouvrière redouble ; les caisses de secours mutuel, et bien plus encore les sociétés de résistance restent clandestines, donc précaires. Mais la bourgeoisie a vu le danger, et compris que ces caisses de secours contenaient de l’argent : dès 1850 puis tout au long du second empire, celui de Napoléon trois, elle tente de récupérer le concept et de prendre les sociétés de secours en tutelle : elle crée dans la loi deux catégories de sociétés, celles qui sont dites « libres », et celles qui sont soit « déclarées d’utilité publique », soit « approuvées » ; les « sociétés libres » ne peuvent exister qu’après avoir été autorisées par le préfet, c’est-à-dire par le gouvernement ; le commissaire de police ou son adjoint assiste de droit à leurs réunions ; elles n’ont pas de personnalité juridique ; le préfet peut les dissoudre à tout moment ; les autres sociétés doivent d’abord être soit déclarées d’utilité publique, soit approuvées par le gouvernement avant d’entrer en fonction ; elles ont alors une personnalité juridique, le droit de recueillir des dons et legs, disposent de locaux et peuvent tenir des registres ; en contrepartie de cela, elles sont placées sous tutelle administrative : leur président est nommé par le gouvernement, elles sont surveillées par une « commission supérieure d’encouragement et de surveillance des sociétés de secours mutuel », elles reçoivent des subvention d’un « fonds national de solidarité et d’action mutualiste », créé par le chef de l’état à partir d’une grande fortune privée. Par ces lois, la bourgeoisie prend le contrôle d’un processus financier créé en dehors d’elle.
- Dans ce cadre très contrôlé, des notables manifestent leur paternalisme en proposant aux ouvriers d’assumer bénévolement la gestion des caisses de secours mutuel. Le bénévolat proposé est facile à vérifier et semble garantir que la propriété des ouvriers sur leur salaire sera respectée ; les notables sont largement à l’abri de la répression policière, étant bourgeois ; la loi en vigueur semble préférable à la clandestinité ; la misère à la ville et dans l’usine accable les ouvriers au point de les empêcher de s’occuper d’eux-même ; de plus, certains de ces notables sont sincèrement socialistes : peu à peu, la majorité des caisses de secours mutuel passent sous le contrôle des notables. Le second Empire a inscrit dans la mutualité les caractères par lesquels elle peut devenir un tuteur de chaque membre d’une société de secours mutuel ; pourvu seulement qu’elle contrôle parfaitement ce tuteur, la bourgeoisie peut inculquer à chaque mutualiste le savoir vivre qui rendra durable sa domination.
- Le paternalisme gagne l’Empire lui-même, qui négocie la neutralité de la classe ouvrière en cessant, en 1864, de considérer la grève comme un délit. A cette période, la tradition des sociétés de résistance qui s’est maintenue logiquement hors de la tutelle de l’état, confirmée par une brève étude du syndicalisme anglais, donne naissance aux chambres syndicales.
- Après la défaite de Napoléon trois à Sedan, le siège de Paris est l’occasion d’un important progrès politique de l’organisation ouvrière ; ce progrès fondé sur la conscience qu’ont les ouvriers français de leur compétence politique, se nourrit par la critique du haut commandement de l’armée impériale et du gouvernement bourgeois, se manifeste par le maintien envers et contre tout dans Paris assiégé d’une armée redoutable que le gouvernement bourgeois, qui cherche la défaite militaire, aura beaucoup de difficultés à ne pas engager ; ce progrès aboutit à la proclamation de la Commune.
- Karl Marx, qui suivait ces évènements avec une grande attention et comprenait qu’ils préparaient une insurrection ouvrière de très grande importance, émet alors l’avis qu’il manque à la classe ouvrière un parti politique : seul en effet un parti de la classe ouvrière peut faire sans ambigüité ni confusion la politique de la classe ouvrière.

Au lendemain de la Commune : la reprise en mains
- La bourgeoisie française reprend la totalité du pouvoir en écrasant la Commune, en massacrant trente mille Parisiens entre le 21 et le 28 mai 1871, puis en en déportant trente mille autres outre-mer.
- Tirant aussitôt sa propre morale de la leçon qu’elle vient de subir, elle entreprend de mettre un terme définitif à toute activité politique ouvrière autonome : dans ce but, elle soumet le monde du travail à une répression totalitaire.
- L’état de siège est maintenu pendant cinq ans ; il permet de traduire en conseil de guerre quiconque aura participé à une tentative de regrouper plusieurs chambres syndicales.
- La loi Dufaure est votée le 14 mars 1872 ; elle dit « protéger les populations ouvrières contre les grèves » ; elle interdit toute propagande qui préconiserait un changement de société ; elle interdit toute affiliation à une association internationale des travailleurs ; elle punit lourdement ces actes. En somme, elle reprend et perfectionne les dispositions de la loi Le Chapelier en tenant compte des circonstances nouvelles.
- Pendant ce même temps, la désignation des présidents des sociétés de secours mutuel par le chef de l’état est remplacée par leur élection par les sociétaires, mais toutes les autres modalités de la tutelle sont maintenues : au-delà de rares concessions à la forme démocratique, la bourgeoisie confirme ainsi son effort pour garder le contrôle du processus économique du secours mutuel, qui a été créé en dehors d’elle.
- Quelques années plus tard, les lois scolaires organiseront l’instruction publique en étatisant l’école primaire. Jules Ferry consacre des efforts importants pour justifier le choix de cette logique d’étatisation devant des assemblées de notables et d’industriels dans toutes les provinces et devant l’Assemblée nationale ; son argument central est qu’il faut prévenir l’organisation d’un réseau d’écoles socialistes par la classe ouvrière, et enseigner « la morale de Kant, celle de l’Eglise universelle ».
- Enfin, Durkheim fera la théorie du système scolaire français, qui sélectionne l’« élite intellectuelle » dès l’enfance, en réservant l’enseignement général à des enfants qui ne seront pas confrontés au travail ni même à la mise en euvre des techniques ; il enseigne lui-même cette théorie aux futurs enseignants des lycées, sous la forme de « cours de pédagogie ».
- Car la bourgeoisie française assigne à l’instruction publique la mission de retirer durablement à la classe ouvrière son autonomie intellectuelle. La répression totalitaire qu’applique la bourgeoisie à la classe ouvrière à partir de la semaine sanglante a pour objet de détruire sa conscience collective.

D - après la Commune, l’organisation ouvrière élabore sa cohérence

- Les luttes de classes n’ont pas cessé en Europe ; en 1874, Engels, dans une préface à son ouvrage la guerre des paysans en Allemagne, attire l’attention des révolutionnaires sur l’importance de la théorie ; il oppose les progrès que fait le mouvement ouvrier en Allemagne à la lenteur avec laquelle il se développe en Angleterre, lenteur dont il dénonce la cause dans le refus de toute théorie, et à ses hésitations en France et en Belgique, dues à l’influence de Proudhon, ainsi qu’en Espagne et en Italie, causées par celle de Bakounine.
- Il attribue les progrès du mouvement ouvrier allemand à ce que ses membres ont bien assimilé le socialisme scientifique, ce qui les a conduits à mener la lutte de classe méthodiquement sur ses trois plans corrélés : le plan théorique, le plan politique et le plan économique-pratique.
- En France, la revendication ouvrière reprend malgré la répression totalitaire qui lui est appliquée.
- Elle se manifeste par des grèves, puis par la reprise des rapprochements entre chambres syndicales ; les rapprochements locaux aboutissent à la création de bourses du travail ; les rapprochements par métier, à celle de fédérations syndicales, qu’elles soient nationales ou régionales, ou à celle de syndicats généraux.
- Elle engendre d’importantes discussions parmi les ouvriers : sitôt levé l’état de siège, la classe ouvrière relance la recherche de solutions au problème social ; c’est l’objectif qui synthétise sa revendication : cette synthèse porte la revendication sur le plan politique ; alors s’impose la nécessité d’en faire périodiquement le point ; plusieurs congrès ouvriers importants se succèdent en quelques années.

Paris, octobre 1876 : l’indépendance ouvrière
- Le premier de ces congrès ouvriers recense les moyens pouvant servir à résoudre le problème social :

  • il en exclut la violence ;
  • il rejette l’utopisme « qui cherche des remèdes à nos maux dans des idées ou des élucubrations au lieu de prendre conseil de nos besoins et de la réalité » ;
  • il revendique l’autonomie du mouvement ouvrier : « dégagés de la tutelle de l’état, les travailleurs entendent faire eux-même leur propres affaires et ne réclament que la liberté de réunion et d’association comme moyen d’équilibrer les rapports entre le capital et le travail » ;
  • il rejette la tutelle des groupes politiques traditionnels tout autant que celle de l’état ; ce rejet touche tous les socialistes qui se sont organisés selon les structures politiques de représentation et de gouvernement, parce qu’ils fonctionnent sans s’informer véritablement de la condition ouvrière, ou parce qu’ils prétendent dicter à la classe ouvrière ce qu’elle doit faire ;
  • il incite les chambres syndicales à se préoccuper des problèmes de l’éducation ;
  • la tutelle que l’état impérial a établi sur la mutualité n’étant pas démantelée, le principe d’autonomie ouvrière que proclame ce congrès place la mutualité en marge du mouvement ouvrier français.

- Pour plusieurs raisons importantes, cette liste doit attirer notre attention ; par elle en effet,

  • le congrès rejette l’utopisme parce qu’il fait obstacle à la prise de connaissance de la réalité, et notamment des besoins de la classe ouvrière : il fonde ainsi véritablement une démarche matérialiste pour les luttes de la classe ouvrière ;
    - il rejette la tutelle de l’état, celle des groupes politiques et marginalise la mutualité : c’est le principe d’indépendance ouvrière en politique et en économie qu’il pose ;
    - de plus, le rejet de la tutelle des groupes politiques se combine avec celui de l’utopisme pour requérir que la politique ouvrière de lutte de classe résulte d’une élaboration ouvrière ; le ralliement sincère de militants non ouvriers n’est pas rejeté : ils sont simplement avertis d’avoir à s’abstenir de dicter à la classe ouvrière ce qu’elle doit faire ;
    - le congrès a conscience de la nécessité d’assurer durablement, à très long terme, l’indépendance ouvrière : pour cette raison, il incite les chambres syndicales à se préoccuper des problèmes de l’éducation ;
    - le congrès exclut la violence de la panoplie des moyens pouvant servir à résoudre le problème social : cette exclusion est d’une particulière importance, qui n’est pas éteinte aujourd’hui.

- Cent trente et un ans se sont écoulés depuis ce congrès : nous avons vu deux guerres mondiales, une révolution, la chute de quatre empires, d’atroces guerres coloniales, une contre-révolution ; et les propagandistes de la bourgeoisie du grand capital se servent de tout cela pour imputer au communisme, et plus largement au mouvement ouvrier s’il rejette l’encadrement bourgeois, toutes les violences et tous les crimes commis dans ce monde au cours de ces cent trente et un ans.
- Les propagandes bourgeoises atteignent une telle intensité qu’elles occultent le constat pourtant clair et explicite fait par le congrès ouvrier tenu à Paris en 1876 de ce que la violence ne résout pas le problème social, ni ne concourt à le résoudre.
- En cet an 2007, cette circonstance requiert des militants ouvriers et des communistes un moment de réflexion particulier : le contenu du congrès ouvrier tenu à Paris en 1876 ne nous permet ni d’interpréter l’affirmation que la violence n’est pas un moyen de résoudre le problème social comme un renoncement à faire la révolution, ni de la réduire à une clause de style destinée à mettre les militants ouvriers à l’abri de la répression violente.
- En vérité, cinq ans après que la Commune a été massacrée par l’armée professionnelle sur ordre d’Adolphe Thiers, nul ne pouvait croire que les bourgeois capitalistes ne feront pas usage de violence pour conserver la propriété des usines, des banques et des mines : il faudra faire usage de violence pour les leur prendre, le congrès en était bien conscient. Ce que dit le congrès, c’est seulement que la solution du problème social ne réside pas dans la violence.
- Et en effet, pour voir dans la violence un moyen de résoudre le problème social, il faudrait croire que la solution de ce problème consiste dans la ruine générale de toute la société ! Les communistes ne le pensent pas : ils pensent que la solution du problème social sera rendue possible par la confiscation des usines, des banques, des mines appartenant aux capitalistes, pour les placer sous un régime social, ou national, de propriété (attention : la propriété d’état n’est pas une propriété nationale !), grâce à quoi chaque ouvrière et chaque ouvrier, quel que soit son statut, fera valoir ses intérêts dans la conduite de l’économie, obtenant la satisfaction de ses besoins : cette thèse communiste était connue des congressistes, et présente dans leurs débats.
- L’expérience des cent trente et un ans d’action communiste qui ont suivi ce congrès ouvrier me semble confirmer ses thèses ; elle doit au moins nous conduire à faire ce qu’il avait remarquablement commencé : mettre la violence en rapport avec les objectifs révolutionnaires et avec le rapport existant à chaque moment entre les forces populaires et celles de la bourgeoisie du grand capital. Car en vérité, l’objectif révolutionnaire n’est pas une société de violence : c’est au contraire de mettre fin à la violence des sociétés dans lesquelles une classe domine toute la société et exploite les travailleurs. [1]
- Je crois juste l’idée que si toutes les femmes et les hommes qui ont intérêt au socialisme s’unissent pour faire la révolution, la force de leur nombre suffira pour réduire la bourgeoisie du grand capital à l’impuissance, et qu’il n’y aura pas besoin de faire parler la poudre !
- Réduire la bourgeoisie du grand capital à l’impuissance est la violence nécessaire pour ne pas verser le sang !

Lyon, février 1878
- Le second congrès ouvrier recense les moyens d’organisation accessibles aux ouvriers : il énumère la coopération de consommation, la coopération de production, le corporatisme, ainsi que, malgré tout, la mutualité.

Marseille, octobre 1879
- Le troisième congrès ouvrier fait progresser la théorie ouvrière pour résoudre le problème social :
- Selon ses travaux, ce problème consiste dans le fait que la richesse que crée le travail ouvrier échappe aux travailleurs, qu’ils sont écartés de la propriété de cette richesse, et que de toutes façons, une part importante doit être retirée de la consommation pour être accumulée sous forme de capital nécessaire au fonctionnement à venir de l’économie, donc au développement de l’humanité. La seule solution du problème social consiste alors dans l’appropriation collective des ressources de l’économie et du capital accumulé, présentement sous la propriété privée des capitalistes. La solution, par conséquent, résultera de la revendication des droits ouvriers contre les droits de la propriété capitaliste sur les ressources de l’économie et sur le capital accumulé.
- Assurer à chacun le produit intégral de son travail ; c’est ainsi que le troisième congrès ouvrier énonce la synthèse de la revendication ouvrière, qu’il faudra porter en politique.
- Pour le troisième congrès ouvrier, la seule manière possible d’assurer à chacun le produit intégral de son travail, donc de résoudre le problème social, consiste dans l’appropriation collective du sol, du sous-sol, des machines, des voies de transport, des bâtiments, des capitaux accumulés, au bénéfice de la collectivité humaine. Pour réaliser cette appropriation, il faut que le prolétariat fasse une scission complète avec la bourgeoisie et se sépare d’elle sur tous les terrains, intellectuel, juridique, politique et économique.
- Le troisième congrès ouvrier maintient la mutualité en marge du mouvement ouvrier français aussi longtemps qu’elle n’aura pas mis totalement fin aux restes de la tutelle bourgeoise établie sur elle au temps de l’empire.

L’autonomie du mouvement coopératif
- Pour le troisième congrès, la coopération consiste à gérer une propriété acquise : il ne voit pas pour elle la possibilité d’étendre sa propriété aux ressources de l’économie ni au capital accumulé : par conséquent, le troisième congrès estime que le mouvement coopératif ne peut contribuer à résoudre le problème social. Il est alors très logique que la coopération s’organise hors de cette problématique. Ce jugement conduira bientôt les coopérateurs à organiser des congrès spécifiques à la coopération : le mouvement coopératif devient autonome.
- Il faut encore noter que la coopération constitue une forme collective de gestion qui s’oppose aux pratiques jalousement égoïstes par lesquelles la bourgeoisie a engendré le capitalisme ; si la coopération semble alors ne pas s’en prendre directement au fond du problème social, du moins reste-t-elle une création du mouvement ouvrier que le mouvement ouvrier ne renie pas.

Le premier parti ouvrier français
- Sa création est une conséquence du troisième congrès ouvrier.
- Son existence est chaotique ; une scission se produit en 1882 ; ainsi apparaissent deux partis : le parti ouvrier avec Jules Guesde et Paul Lafargue, et la fédération des travailleurs socialistes de France, avec Paul Brousse.

Fédérer les syndicats
- Un Congrès socialiste se tient à Lyon en 1886 ; réalisant une proposition du parti ouvrier, il crée la fédération nationale des syndicats pour fédérer les syndicats de métiers, sur une base corporative. Cette fédération s’affaiblit rapidement : en effet, les militants refusent en grand nombre un syndicalisme subordonné à un parti, fût-il le parti ouvrier français : le refus d’une tutelle politique sur le mouvement ouvrier, prononcé dix ans plus tôt, est donc profond et durable ; il aboutit à l’idée de la totale autonomie de l’organisation syndicale.
- La fédération nationale des bourses du travail se crée en 1892, avec un mode d’organisation interprofessionnel et territorial. Elle prétend manifester d’autres principes que ceux qui fondent la fédération nationale des syndicats.
- Le besoin d’unité du mouvement syndical conduit les deux fédérations à tenir ensemble leurs congrès en 1894 ; ceux-ci créent un Conseil national ouvrier qui convoque en 1895 le Congrès fondateur de la Confédération Générale du Travail qui unifie les deux mouvements. La CGT maintient les deux principes d’organisation des fédérations dont elle est issue, ainsi que le principe de souveraineté syndicale au nom duquel elle refuse toute tutelle.

Fédérer la mutualité
- Les mutuelles sont restées en marge du mouvement d’organisation ouvrière ; elles sont en majorité sous l’influence de notables ; une nouvelle loi réorganise en 1898 leur cadre d’existence ; le mouvement qui pousse à l’unification des structures ouvrières les concerne malgré tout elles aussi : elles créent en 1903 une fédération nationale de la mutualité française.

Fédérer enfin l’activité politique
- L’existence des partis ouvriers est chaotique ; cinq partis socialistes et anarchistes s’unifieront en 1905 pour former le Parti socialiste Section française de l’Internationale ouvrière, avec Jean Jaurès. Le nom de ce parti unifié témoigne au sein même de l’Internationale ouvrière d’une forte originalité : la section française choisit de ne pas se dire social-démocrate : elle a considéré que le terme de social-démocrate constitue une concession inopportune à la bourgeoisie.

Ce que le dix-neuvième siècle ouvrier français a créé
- Il apparait qu’au long du dix-neuvième siècle, le mouvement ouvrier français se forme de femmes et d’hommes que la révolution qu’ils ont sauvée a plongés dans la misère. Conscients de leur compétence politique, ils prennent parti contre l’injustice qu’ils subissent en élaborant des modèles utopiques et en s’organisant concrètement pour défendre leurs conditions de vie et tenter de résoudre le problème social, ce que le coup d’état de thermidor an 2 de la République (27 juillet 1794) a interdit. Les structures du mouvement ouvrier français, mutualité, syndicalisme, coopération pour consommer et pour produire, parti politique, résultent de cet effort ; les principes d’indépendance qui régissent les rapports entre ces structures en résultent aussi.
- L’ordre dans lequel se sont formées les structures du mouvement ouvrier français est remarquable. Il fait apparaître l’élaboration de ces structures comme un processus fédérant les ouvriers, que ceux-ci appliquent d’abord aux conditions matérielles de leur vie personnelle en créant les caisses de secours mutuel, ensuite au renforcement de leur position dans le rapport de classe en créant les sociétés de résistance, puis les chambres syndicales, en tentant au passage d’organiser la production des biens et l’approvisionnement des prolétaires par la création de la coopération de production et de consommation, qu’ils étendent à la mutualité tout en la tenant à distance à cause de la tutelle qui pèse sur elle, et qu’ils appliquent enfin à leur expression politique en créant le parti ouvrier socialiste (PS-SFIO).
- Il faut remarquer que tout s’est passé comme si l’institution des fédérations coopératives et syndicales, puis mutualistes, étaient des préalables à la création d’un parti ouvrier cohérent, c’est-à-dire du parti socialiste que Jean Jaurès a si bien illustré. Comme s’il fallait d’abord appréhender la réalité matérielle dans ses dimensions individuelles, puis sociales, avant de former l’expression politique de la citoyenneté ouvrière.
- Il faut remarquer aussi que s’il est vrai que, comme le remarque Engels, les militants ouvriers français connaissaient bien Proudhon et les autres utopistes, leur réalisme leur montrait que toute démarche utopiste entre sans cesse en contradiction avec la vie : l’utopisme est une démarche rêvée, et la vie n’est pas un rêve ; les militants ouvriers, français ou autres, n’ont jamais eu besoin de rêve, mais de théorie réaliste dans laquelle ils puissent intervenir ; ils cherchaient des idées dans les brochures socialistes à deux sous dont Victor Hugo souligne l’importance, et le nomadisme des ouvriers, le colportage oral et la discussion contradictoire des militants jouaient un rôle bien plus grand encore dans la diffusion du socialisme ; par tous ces moyens, les idées de Marx et d’Engels, celles de l’Internationale et d’autres circulaient dans la classe ouvrière française avant même que soit éditée à New York la première édition en langue française du Manifeste communiste de 1848. Il serait donc faux de croire que la longue élaboration française des structures d’organisation ouvrière ait eu lieu dans l’ignorance du socialisme scientifique naissant. C’est le contraire qui est vrai.
- L’ordre dans lequel s’est déroulée la création des structures ouvrières en France est contraire à la démarche utopiste, qui commence par un discours politique constituant une société espérée que l’on déclare future, puis que l’on tente de réaliser. Pourtant, la création des mouvements coopératifs résulte en partie des efforts utopistes.
- Il faut souligner une conséquence : la structure politique est un aboutissement du mouvement fédérateur, c’est-à-dire un résultat de la création réussie des autres structures. Cela fonde à mon avis l’impossibilité de subordonner les autres structures au parti politique. Chacune des structures du mouvement doit être indépendante et procéder de ses propres membres. Fédérer ne consiste pas à créer une autorité commune, mais à exprimer une cohérence sociale et politique : dans une fédération, le souverain est l’assemblée des humains fédérés, même si la fédération comporte plusieurs étages.
- En réalité, la conscience politique des ouvriers français était déjà formée au moment de la bataille de Valmy ; c’est elle qui les a conduits à sauver la révolution en imposant la République. Mais ils n’étaient que des individus organisés en nation, ce qui était déjà une nouveauté.
- Tout au long du dix-neuvième siècle, la pratique de la revendication a formé les solidarités sur lesquelles les structures se sont organisées. La cohérence de la conscience politique des ouvriers ne pouvait pas précéder cela, mais seulement suivre. Un fleuve coule en aval de sa source, pas en amont.
- L’indépendance mutuelle des structures permet à chacune d’elles de poursuivre l’objet pour lequel elle a été créée, de résoudre les problèmes spécifiques de cet objet, tout en protégeant autant que possible ses résultats des éventuels errements des autres structures.
- Le principe d’indépendance des structures impose la dispersion de leurs organes de direction. Qui raisonne seulement en termes de direction et d’administration voit naitre de ce principe d’indépendance un danger d’incohérence ; la volonté de combattre ce danger peut alors le ramener sur les positions de l’utopie : définissons d’abord par le discours un projet politique, ensuite, les directions des différentes structures garantiront la cohérence mutuelle en agissant dans le cadre de ce projet commun. Cette position utopiste se confond avec la position dirigiste qui fait du parti politique l’autorité supérieure à laquelle les autres structures doivent s’affilier. L’utopie ne saurait réussir là où le dirigisme a échoué. La construction d’une autorité supérieure commune à toutes les structures ouvrières est impossible en France parce que les ouvriers refusent de déléguer un pouvoir qu’ils ne contrôleraient pas. Ce refus généralise l’expérience tirée de la tutelle bourgeoise que l’état impérial a établie sur les sociétés de secours mutuel, et se confirme par l’observation des séquelles importantes qui en restent : la classe ouvrière avait alors perdu le contrôle de la mutualité ; une minorité de mutuelles seulement fait effort pour le progrès humain ; la mutualité est donc maintenue en marge du mouvement ouvrier.
- Le mouvement ouvrier a donc refusé que ses diverses structures soient subordonnées à une direction unique : il en résulte qu’il doit chercher ailleurs leur cohérence d’action.
- Le mouvement ouvrier dispose d’une autre source de cohérence pour l’action de ses structures : en effet, chaque militant ouvrier adhère normalement à plusieurs structures selon ses besoins ; dès la fin du dix-neuvième siècle, il adhère normalement par exemple, au syndicat de son travail, à une mutuelle, souvent à une coopérative de consommation et à un parti ouvrier. Cela fait de la cohérence de la personnalité de ce militant et de tous les autres, et de leur volonté de traiter les problèmes en restant cohérents et responsables, un facteur de cohérence d’action entre toutes les structures auxquelles ils adhèrent, à la seule condition que dans chacune d’elles, l’action et sa direction procèdent de chacun de ses adhérents. C’est-à-dire si chaque organisation ouvrière est laïque et démocratique.
- La cohérence du mouvement ouvrier procède de la citoyenneté ouvrière, qui n’a pas cessé d’être un objet de revendication ; ses diverses structures n’ont pas d’autre cohérence que celle du mouvement lui-même.

Notes

[1] Le rapport de la violence à la révolution peut et doit être réfléchi : c’est pour interdire cette réflexion que les bourgeoisies attachent leurs propagandes à faire croire que la révolution serait toujours violente, et ne serait que violence.
- Mais l’exemple des cinq années de la Révolution française, celles écoulées de 1789 à 1794, contredit cette thèse : certains actes révolutionnaires, certes, furent violents, mais la plupart ne le furent pas, et parmi ceux-ci, il y avait les plus importants. Il faut remarquer en outre que pendant ces cinq années, les nombreux actes contre-révolutionnaires furent tous violents, et que la violence contre-révolutionnaire déclenchée par le coup d’état du 9 thermidor an deux de la République (27 juillet 1794), dite Terreur blanche, a fait en quelques mois plus de morts que tous les actes révolutionnaires violents, grande Terreur comprise...
- Dans ce triste constat, je n’ai pas pris en considération la criminelle, atrocement terrifiante guerre de reconquête coloniale entreprise au commencement du dix-neuvième siècle sous les ordres de Napoléon Bonaparte, premier consul, pour rétablir l’esclavage aux Antilles, au cours de laquelle le corps expéditionnaire envoyé en Haïti se rendit coupable d’un génocide, avant d’être rejeté à la mer par la population acquise à la République et à l’abolition de l’esclavage, mobilisée en une armée républicaine et arborant le drapeau bleu-blanc-rouge de la République ; quelques semaines après sa victoire sur l’armée envoyée par Napoléon Bonaparte, Haïti tira la leçon de l’atrocité du comportement colonialiste du corps expéditionnaire, de son mépris de l’être humain et des lois de la République, du génocide dont il s’est rendu coupable : c’est alors que Haïti s’est séparée de la France et qu’elle a proclamé son indépendance.
- Afin de contribuer à la nécessaire réflexion sur la place et le rôle de la violence révolutionnaire dans la révolution démocratique qui abolira la domination bourgeoise et le capitalisme, et résoudra le problème social, je formulerai les quelques remarques suivantes :

  1. La confiscation des usines, des banques et des mines n’est pas la solution du problème social ; elle n’en est que le premier moment nécessaire : la solution du problème social, c’est de soumettre les usines, les banques, les mines et les grandes entreprises agricoles et forestières à une politique d’entreprise dont l’objet est de fournir à chaque habitant du pays des biens nécessaires à sa vie, à son développement culturel et à sa participation à la vie publique ; cette solution mise en application durera aussi longtemps que les usines, les banques, les mines et les grandes entreprises agricoles et forestières seront gérées selon cette politique : le processus qui résoudra le problème social doit être pensé, organisé et institué hors des processus violents, de telle manière que les processus violents lui soient étrangers.
  2. Confisquer les usines, les banques, les mines et les grandes entreprises agricoles et forestières, autrement dit exproprier les grands capitalistes, est l’acte par lequel commence la résolution du problème social : cet acte a pour but de réduire à néant le pouvoir politique qu’exerce la bourgeoisie ; la violence est nécessaire pour cela et seulement pour cela. Donc, il faut concevoir la violence révolutionnaire comme le moyen de réduire la bourgeoisie du grand capital à l’impuissance ; elle doit donc être à la mesure de sa puissance, avoir pour objectif d’en détruire toutes les manifestations et s’éteindre au rythme de l’extinction du pouvoir politique réel de la bourgeoisie. De ce point de vue, il faut bien voir que la violence armée de la bourgeoisie n’est qu’un accessoire politique important, dévastateur et criminel, mais n’est pas l’essentiel de la violence bourgeoise : l’essentiel de la violence bourgeoise est économique, idéologique et politique, et nous la subissons quotidiennement : c’est l’exploitation capitaliste elle-même. La violence armée de la bourgeoisie est l’accessoire politique permanent par lequel elle protège l’exploitation capitaliste contre les tentatives populaires d’y faire obstacle.
  3. L’essentiel de la violence révolutionnaire a pour objet de faire cesser l’essence de la violence bourgeoise : c’est l’intervention populaire qui fera cesser le pouvoir politique grâce auquel la bourgeoisie exerce durablement la violence économique, la violence idéologique et la violence politique ; quelle est la place de l’intervention armée du peuple relativement à cet objectif ?
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